de pareil à ce
que je rêvais de ressentir, étant jeune fille, pour mon futur mari... Et
puis, Maurice surtout m'inquiète. Il n'est pas raisonnable; il me
demande des choses que je ne dois pas lui accorder.
--Quelles choses? questionna l'abbé.
--Mais, fit Mme Surgère en inclinant son visage où une buée rose
s'évapora... il veut, par exemple, garder ma main dans sa main, ou sa
tête sur ma poitrine, ou bien...
Elle hésitait; l'abbé suggéra:
--Des baisers?
Elle fit un signe de tête affirmatif.
--Même sur les lèvres?
--Non... Jusqu'à hier, du moins... Hier, pour la première fois... Et c'est
ce qui a réveillé mes scrupules, je crois.
Il n'insista pas. Ils furent silencieux quelques instants.
--Et ces... contacts vous énervent... physiquement?
--Oui.
Encore une fois le silence plana dans la pièce lourdement chauffée.
L'abbé Huguet s'essuya le visage, posa son mouchoir sur la table. Mme
Surgère attendait, les yeux attachés à terre.
--Ma chère fille, dit-il après un instant de méditation, vous avez une
âme droite, et elle vous a inspiré de venir me trouver à temps... Certes,
dans votre tendresse pour ce jeune homme, vos intentions sont pures,
j'en suis certain; mais les siennes ne le sont point, n'est-ce pas? et alors,
ou bien vous aurez à soutenir une lutte de plus en plus difficile, une de
ces luttes dans lesquelles une honnête femme laisse à chaque fois un
peu de sa pudeur... ou bien vous succomberez... Oui, mon enfant, vous
succomberez, répéta-t-il en accentuant le mot pour répondre à un
tressaillement de Mme Surgère... Vous me dites aujourd'hui que c'est
impossible... vous le croyez, vous avez raison. C'est effectivement
impossible aujourd'hui, mais un peu moins qu'hier, et cela le sera
encore un peu moins demain,--jusqu'à ce qu'il suffise d'un rien, d'un
choc imperceptible pour vous faire tomber.
Il arrangea symétriquement quelques porte-plumes sur son bureau, puis
il reprit, non sans émotion dans la voix:
--Vous tomberez, et ce sera un grand malheur, ma chère fille. Vous
avez su traverser le monde sans rien perdre de votre pureté, ce qui est
rare. Vous êtes parmi les âmes confiées à ma direction une de celles à
qui je pense volontiers pour me reposer de toutes sortes de tristes
choses que je vois ou que j'entrevois autour de moi... Je me dis alors:
«Celle-là, au moins, est tout à fait intacte,» et j'en rends grâce à Dieu.
Vous êtes restée parfaitement pure et vous y avez eu du mérite, puisque
votre mari n'a pas été pour vous un compagnon fidèle, d'abord, et que
depuis sa maladie c'est un infirme dans votre maison... Si j'apprenais un
jour que vous avez cédé, comme les autres, il me semblerait qu'on
m'annonce la mort de votre âme.
Il avait volontiers ces paroles enveloppantes, ces sortes de caresses
spirituelles, qui troublent les femmes dans leurs nerfs. Mme Surgère
pleurait. Il lui prit la main:
--J'aurais beaucoup de chagrin... Ne croyez pas que vous serez heureuse,
vous non plus. Vous aurez une fièvre qui vous obscurcira les yeux;
vous voudrez vous persuader que c'est du bonheur, parce que vous
aurez peur de vous avouer à vous-même que votre déchéance n'est pas,
au moins, payée par du bonheur. Mais vous connaîtrez de cruels retours
sur vous-même. Toutes les femmes qui tombent les éprouvent, les plus
folles même. Elles ont beau se monter la tête, s'étourdir, elles se
rendent compte qu'elles font mal, à certains moments. Ah! j'en ai vu qui
raisonnaient, qui se rebellaient contre cet arrêt de leur conscience, qui
se disaient: «Mais, enfin, qu'est-ce que je fais de coupable?... Je suis
libre;» ou bien: «Mon mari me trompe, ma conduite lui est
indifférente... J'aime un homme qui m'aime, je lui suis fidèle... Où est le
mal?...» Et leur raison n'a pas d'argument à opposer. Seulement, au
fond de leur conscience, une voix un peu sourde, mais opiniâtre,
réplique: «C'est mal, c'est mal!...» et l'on dirait d'un tic-tac d'horloge
qu'on oublie le jour parmi le bruit ambiant, mais qui s'exaspère dans le
silence et l'obscurité de la nuit jusqu'à chasser le sommeil... C'est que,
malgré tous les raisonnements du monde, il y a ici-bas quelque chose
de mal dans l'amour, dès qu'il est à lui-même son but. L'humanité
devine cela vaguement et ne se l'explique point. L'Église seule tranche
la question en disant: «C'est mal parce que c'est interdit...» Et des
philosophes comme Pascal, après avoir fait le tour de leur esprit,
s'arrêtent à la raison de l'Église. Voilà, ma chère fille, la déchéance dont
je ne veux pas pour vous.
Mme Surgère murmura:
--Soit... mais que faire? Dites-moi ce que je dois faire, mon père, je le
ferai...
Elle était sincère. Les paroles de l'abbé sur la chute possible, sur la
déchéance par l'amour, l'avaient épouvantée, comme si on lui eût
montré un précipice de boue ouvert
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