lAutomne dune femme | Page 7

Marcel Prévost
devant elle.
--Il faut éloigner ce jeune homme!
Elle pâlit; et son émotion fut si violente que ses lèvres se tordirent sans
pouvoir prononcer un mot.
--Vous voyez bien que vous l'aimez déjà! dit l'abbé tristement.
Elle balbutia, sans oser regarder le prêtre:
--Mais c'est impossible de l'éloigner, mon père! cela ne dépend pas de
moi. Je n'ai aucune autorité sur lui. Et puis, même s'il y consent, quelles
raisons donner à mon mari et à M. Esquier, qui désirent le garder à la
maison?
--Aussi n'est-ce pas à M. Esquier ni à votre mari que vous vous
adresserez... C'est à ce jeune homme lui-même... Vous lui ordonnerez...
vous le prierez de partir.
--Et s'il ne veut pas?
--Il voudra, si vous lui parlez d'une certaine façon... Représentez-lui
que vous êtes résolue sincèrement, sans aucun artifice de coquetterie, à
ne jamais lui céder... que dès lors un rapprochement de toutes les
heures ne peut que le faire inutilement souffrir, et que dans l'intérêt de
son repos, dans l'intérêt de votre réputation, vous lui demandez...
--Pauvre enfant! interrompit-elle, la voix obscurcie par les larmes. Que
va-t-il devenir quand je lui aurai demandé cela?...

--Aimez-vous mieux être sa maîtresse? dit l'abbé.
Le mot la cingla. Elle se redressa:
--Je le lui dirai!
Ses yeux lâchèrent impétueusement les pleurs jusque-là contenus: elle
pleura à grosses gouttes, à gros sanglots. L'abbé Huguet s'était approché
d'elle, et ne trouvait devant cette grande douleur que ces mots:
--Ma fille! ma chère fille!
Quand elle parut un peu apaisée, il lui demanda:
--Voulez-vous, pour vous fortifier, que je vous donne l'absolution?
Elle répondit «oui», parmi ses larmes; chancelante, elle alla
s'agenouiller sur un prie-Dieu placé près de l'alcôve. L'abbé la suivit et
s'assit à côté d'elle.
--Faut-il me confesser? dit-elle.
--Non... Vous n'avez rien de particulier à vous reprocher, n'est-ce pas,
hors les petites négligences ordinaires et ce que vous m'avez dit?
--Non, mon père...
--Eh bien, ma fille, faites votre acte de contrition, je vais vous
absoudre...
Leurs bouches dirent des paroles latines, ensemble, lui de sa voix
uniforme de prêtre, elle mouillant ses mots de ses larmes, un tel poids
sur le coeur qu'il lui semblait ne pouvoir jamais se relever... Elle se
releva pourtant, absoute. Quelque temps elle demeura à se sécher les
yeux devant la pieuse gravure qui surmontait le prie-Dieu, et dont la
vitre miroitante lui renvoyait son image.
Le prêtre, pour la laisser réparer son désordre, s'était éloigné et affectait
d'écrire, assis à son bureau. Quand elle eut rajusté son manteau, rabattu

sa voilette, elle revint vers lui et dit, très vite:
--Au revoir...
--À bientôt, chère madame. Mes respectueux souvenirs à tous, chez
vous...
Ils se serrèrent la main. Tandis que l'abbé, resté dans sa chambre
douillette, malgré lui cessait d'écrire et réfléchissait, une certitude lui
venait de la chute prochaine de cette femme, une certitude confirmée
par la fréquente expérience de telles épreuves. Alors à quoi bon ces
discours, ces larmes, cette cruelle et loyale comédie de repentirs et de
fermes propos?
Cependant la pénitente, ayant traversé la sacristie et la chapelle sans s'y
arrêter, sentait en franchissant la porte de l'église, en remontant dans
son coupé qui repartait sous la pluie, une allégeance, une libération,
comme une fin de cauchemar, à n'être plus murée dans ce cloître,
hypnotisée par ce prêtre. Pourtant elle voulait encore, bien fermement,
tenir sa promesse et se déchirer l'âme en éloignant son aimé.
Oh! ténébreux et troubles, nos coeurs humains, même les plus sincères!

II
DÉJA le coupé traversait le pont de l'Europe, incendié par les reflets
jaunes et mauves de la gare Saint-Lazare, quand elle s'avisa que
vraiment elle était trop émue pour reparaître chez elle, les yeux gonflés,
les joues brûlées par les larmes. Baissant la vitre d'avant, elle dit au
cocher:
--Passez chez Moreri, place de l'Opéra.
Elle s'était rappelé qu'il n'y avait plus de ravioli à l'office, de ces petits
gâteaux italiens, faits d'un peu de pâte autour d'une noix de hachis. Car
Julie Surgère était une maîtresse de maison bien informée, de celles qui
connaissent mieux que leurs gens le service de chacun et peuvent leur

en remontrer. Paresseuse aux choses de l'esprit, lente aux conversations
mondaines qui l'intimidaient et la troublaient, elle occupait plus
volontiers son temps aux soins intérieurs, aux menues besognes des
doigts féminins; et elle y excellait, avec beaucoup de bonne humeur et
de simplicité.
Le coupé avait rebroussé chemin, descendant la rue de Londres,
traversant la place de la Trinité. Là, il se mit au pas, tant les voitures se
pressaient à l'entrée de la Chaussée-d'Antin; même il dut stationner
quelque temps, juste sous le transparent où on lisait en lettres noires:
Banque de Paris et de Luxembourg. Julie avait vécu là les vingt-deux
années qui suivirent son mariage. Maintenant, les directeurs ayant
installé place
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