Zézette : moeurs foraines | Page 6

Oscar Méténier
collègues, il avait droit à sa place au soleil, il la prit.
Ceux-ci, forts de leur expérience, de leur ancienneté, connaissaient les bons endroits, s'installaient les premiers, ne laissant à l'intrus que les coins dont ils ne voulaient pas.
Chausserouge ne réclamait jamais et triomphait généralement, car l'étrangeté du spectacle qu'il donnait captivait le public plus que ne le pouvait faire les attractions déjà vues de ses voisins.
Sans instruction, sans posséder aucun des secrets des dompteurs de profession, n'ayant pour tout aide qu'une patience à toute épreuve, il était parvenu à obtenir des résultats merveilleux et on s'écrasait dans le ?tour de toile? en plein vent où il faisait travailler ses bêtes.
L'homme, du reste, n'était pas moins curieux que ses animaux.
Invariablement vêtu d'une blouse en grosse toile, qu'une ceinture de cuir serrait autour de sa taille, coiffé d'un vaste chapeau de feutre à la mode de son pays, chaussé de bottes fortes, on n'apercevait que ses yeux noirs et pétillants au milieu d'un visage hirsute et broussailleux.
Le fouet en main, il allait et venait au milieu de ses pensionnaires démuselés avec une insouciance et une tranquillité qui effrayaient et faisaient penser à ces fantastiques ?meneux de loups?, dont on conte encore les exploits aux veillées dans certaines provinces.
Le succès de ce Voyageur d'une nouvelle espèce, qui ne connaissait guère que son patois natal, le fit mettre en quarantaine.
On fit courir sur lui de vilains bruits, mais Chausserouge n'en eut cure. Il vivait isolé, content de voir son magot s'arrondir de jour en jour.
Toutes les préventions tomberaient, il le savait bien, le jour où sa persévérance serait enfin récompensée, où il pourrait comme les autres acheter une voiture, des chevaux, agrandir son installation si modeste encore.
Du reste, il n'était pas seul l'objet de l'ostracisme et de la haine des forains.
Près de lui et toujours à la gauche du campement, une famille de vrais ramonis au teint basané vivait misérablement sans s'inquiéter des commentaires, sans se soucier des injures.
Cette famille se composait de trois personnes, le père, la mère et une fille de dix-sept ans, superbe avec ses grands yeux et sa chevelure épaisse. Des lèvres rouges saignaient au milieu d'une peau br?lée par le soleil, dont la couleur bistrée faisait encore valoir l'éclat de ses dents très belles.
Chausserouge s'était dit souvent que Maria serait pour lui une rude compagne. Il avait trente-cinq ans et bien que très accoutumé à la vie d'anachorète qu'il menait depuis son enfance, il s'était surpris bien des fois à penser que les privations auxquelles il se soumettait, seraient bien moins dures à supporter s'il avait près lui quelqu'un pour les partager.
Et puis, en somme, il était seul au monde. Il ne se souciait pas de revoir sa famille; n'était-il pas temps pour lui de s'en créer une, pour qui il travaillerait.
Il aurait des enfants, qui lui succéderaient plus tard, qui augmenteraient leur patrimoine ambulant, qui pourraient le venger des rebuffades qui l'avaient accueilli.
Et jamais il n'avait rencontré dans sa vie aucune femme qui répondit autant que Maria à son idéal... Mais un obstacle infranchissable les séparait. Maria était ramoni, pa?enne... lui était chrétien et il savait combien les ramonis, qui ne se marient qu'entre eux, sont fidèles à leur religion.
Toutefois, et comme si ces deux êtres eussent senti entre eux une sorte d'affinité, Maria n'avait pas pour Chausserouge le regard de mépris dont elle couvrait les autres forains et parfois, tandis qu'accroupie à l'ombre de sa caravane à moitié détraquée, la jeune fille occupait son après-midi à tresser des paniers, Chausserouge, assis, la pipe aux dents, à l'entrée de sa tente, passait des heures à la contempler silencieusement.
Le père, connu seulement sous le prénom de Michel, raccommodait la porcelaine et s'occupait pour le surplus des soins à donner aux bêtes, un vieux cheval efflanqué, qui trouvait la plupart du temps sa pature le long des routes, une chèvre et une guenon.
La mère était bonne-ferte, c'est-à-dire diseuse de bonne aventure.
Les jours de foire, on suspendait à la porte de la caravane un tableau grossièrement peint, et, pour dix centimes, vingt centimes, si l'on voulait le grand jeu, elle étalait ses tarots et dévoilait à tout venant les secrets de l'avenir.
Et dans la bouche de cette vieille femme, semblable aux sorcières du moyen age, la moindre parole prenait l'importance d'un oracle.
Elle croyait à ses prophéties et savait imposer sa croyance aux autres. Si l'on ne sortait pas de chez elle convaincu, on en sortait impressionné.
Aussi ses ennemis profitaient-ils de cette disposition pour l'accuser de magie.
Quelque malheur frappait-il un Voyageur, c'était la bonne-ferte qui avait jeté un sort.
Plusieurs fois, on était parvenu à ameuter contre ces pauvres hères des populations entières.
Alors, renfermée dans sa caravane, la vieille faisait appel à la science léguée par ses ancêtres, et si les divins tarots n'annon?aient aucun danger immédiat, elle laissait passer l'orage, s?re que
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