à l'ordre de son père et épouvantée par l'orage, au lieu d'aller se coucher chez la mère Tabary, s'était tapie dans le réduit où le dompteur serrait le fourrage.
Elle reconnut son père, puis Jean... Tout d'abord elle ne se rendit pas compte de ce qu'elle voyait... puis soudain un cri s'étrangla dans sa gorge...
C'était bien un homme... un homme mort... assassiné sans doute... que l'autre, l'aide, dépe?ait avec tranquillité...
Elle crut rêver... Mais non, elle ne se trompait pas.
Un des lions, Néron, le plus rapproché des deux hommes, grattait avec fureur le plancher de sa cage, les yeux injectés, la crinière hérissée.
--Allons! patience donc, Néron! Voilà que c'est fini! fit Jean en poussant devant lui son étal roulant.
La petite charrette passa à trois pas de l'enfant... Ses yeux agrandis par l'épouvante ne pouvaient se détacher de l'horrible spectacle auquel présidait son père.
Elle ne bougea pas, ne fit pas un mouvement, craignant de se montrer... de faire voir qu'elle avait surpris cet affreux secret... On la tuerait peut-être aussi, elle, si on la trouvait là... et elle sentit tout son petit corps frissonner des pieds à la tête.
Jean s'était armé d'une fourche de fer; il commen?a la distribution.
--Les gros morceaux aux plus gourmands! dit-il d'une voix gouailleuse en passant une cuisse à Néron, qui se jeta sur cette proie, dans laquelle il enfon?a ses crocs avec rage.
--Et je vous recommande les os, mes enfants! continuait Jean, c'est un morceau de roi... n'en laissez pas surtout!
--écoute, dit Chausserouge, qui sentait une sueur froide perler à ses tempes, n'en donne pas aux bêtes qui travaillent. J'ai entendu dire que la chair humaine avait un go?t, et que quand ils en avaient mangé une fois...
--Allons donc, peureux! Il faut que chacun ait sa part!
Quelques instants après, l'étal était vide. Il ne restait plus rien du corps de Vermieux.
--Et voilà... ?a y est! fit Jean tout joyeux. Maintenant je vais me laver les mains et la police sera rudement fine si elle retrouve la trace du vieux!
--Est-ce que... tu vas t'en aller? demanda le dompteur.
--Non! diable! ce n'est pas le moment de s'endormir. Il faut veiller à ce que ces sacrés animaux-là n'en laissent pas une miette... Vois-tu qu'on retrouve demain matin un doigt de pied du père Vermieux? Après, nous br?lerons ses frusques!
Tout à coup un bruit semblable à un cri humain retentit derrière eux.
--As-tu entendu? fit Chausserouge en se retournant vivement.
--Mon Dieu! que tu es embêtant... c'est un singe qui jacte... Il n'y a ici que des amis... des croque-mort!
Les deux hommes prirent place sur un banc des premières.
--Et que comptes-tu faire de ta galette? demanda Jean.
--Dame! je ne sais pas... payer mes dettes... m'agrandir.
--Veux-tu que je te fasse une proposition? Associons-nous!
--Oui! c'est cela, associons-nous! répliqua vivement le dompteur. Comme cela, pensait-il, il restera près de moi toujours et je ne serai plus seul... en face de ces bêtes qui ont mangé Vermieux.
Derrière eux gisait, évanouie sur la paille, Zézette qui avait compris.
II
Fran?ois Chausserouge, agé de trente-cinq ans environ, était, par sa mère, d'origine bohème, de cette race aujourd'hui à peu près disparue qu'on nomme sur tout le Voyage, romanichelle, par corruption abréviative, ramoni.
Son père, un robuste Auvergnat, dernier né d'une nombreuse famille, avait, au temps de sa prime jeunesse, et fatigué de la vie des champs, quitté le pays pour suivre une ménagerie de passage, en qualité de palefrenier.
Très satisfait de ses services, le directeur l'avait élevé bient?t au rang de gar?on de ménagerie.
Peu à peu, le jeune homme s'était familiarisé avec les animaux et il avait été mordu de la secrète ambition de travailler à son compte.
A force d'économies, il avait fini par amasser un petit pécule et un beau jour, profitant d'une occasion qui s'offrait à lui, il quitta son patron, acheta un ours et deux loups et se fit montreur de bêtes.
Pendant des années, il parcourut les campagnes, faisant travailler ses pensionnaires sur les places publiques des villages.
Pas assez riche pour acheter un cheval, ni une caravane, il avait fait l'acquisition d'une petite charrette tra?née par des chiens, dans laquelle il renfermait ses vivres et son maigre matériel.
Cela dura jusqu'au moment où, ayant renforcé sa troupe de plusieurs singes et d'un perroquet, il songea à se joindre au Voyage, c'est-à-dire à la réunion générale des saltimbanques.
Il suivrait les foires, profiterait de la réclame de ses voisins, pousserait peut-être jusqu'à Paris, si toutefois les circonstances le favorisaient.
Il fut de prime abord assez mal re?u.
Il n'existe pas d'association où l'on se sente davantage les coudes que chez les Voyageurs. Là, tout nouveau venu est un concurrent qui accaparera forcément une nouvelle part de la recette générale. C'est un ennemi qu'il faut évincer.
Mais Chausserouge était homme à ne se laisser rebuter ni par les mauvais procédés, ni par les injustices.
Sa ténacité eut raison des jalousies et des colères qu'il excita. Comme ses nouveaux
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