Voyages abracadabrants du gros Philéas | Page 6

Olga de Pitray
en entendre de belles. Allons, papa, commencez vite.
JEANNE.--Tais-toi d'abord, toi, bavard!
PAUL.--Ce n'est pas toi qui commandes ici, mamzelle Marie J'ordonne!
JEANNE, avec ironie.--Que tu es gracieux et poli, très cher frère!
PAUL, _de même_.--Je t'imite, très chère soeur!
[Illustration 11.png]
Mme DE MARSY, avec reproche.--Sont-ce des enfants bien élevés que j'entends parler avec tant d'aigreur?
JEANNE, se jetant au cou de Paul.--J'ai tort, maman. Pardonne-moi, Paul; c'est que j'aime à te taquiner, vois-tu!
PAUL, _l'embrassant_.--Je t'en dirai autant.
M. DE MARSY.--Maintenant que l'on a eu le vilain plaisir de se dire des choses désagréables et la bonne pensée de s'en repentir, je commence à lire. écoutez bien. (Il lit.)
Monsieur et cher Vicomte,
M'y voilà arrivé, dans ce fameux Paris! m'y voilà même installé pour quelque temps, à cause des immenses préparatifs qu'il me faut faire, tout aidé que je suis par mon illustre ami _Gérard_.
Mon voyage de Castel-Saindoux à Paris a été très heureux, à part quelques guignons. D'abord, j'ai eu une horrible colique (sauf respect) en wagon; heureusement j'ai pu attendre et atteindre Mantes, la station où l'on déjeune pendant dix minutes; je n'y ai pas déjeuné, mais je m'y suis abreuvé de tisanes et élixirs aussi calmants que chers, lesquels m'ont raffermi le corps.
En me réinstallant, j'ai voyagé dans le même wagon qu'un sourd-muet très intéressant. Il était même bavard dans ses gestes et m'a appris à pantomimer comme lui.
Les enfants éclatent de rire.
PAUL.--Mon Dieu! que j'aurais voulu voir Philéas _pantomimer_!
JEANNE.--?a devait être joliment dr?le, leur conversation!
M. DE MARSY, continuant.--J'ose même dire que je suis devenu en quelques heures d'une force remarquable sur les gestes!
Comme nous approchions de Paris, un voyageur qui paraissait fort obligeant me dit à voix basse: Nous allons arriver à l'instant, Monsieur; voulez-vous me confier votre montre et votre cha?ne, pour que je fasse votre déclaration avec la mienne au commissaire de police?
--Quelle déclaration? que je m'exclame tout étonné.
--La déclaration de votre montre et de votre cha?ne d'or, me répondit-il. Ces bijoux sont maintenant soumis à une certaine taxe, et si on ne le constatait pas immédiatement, il y aurait une forte amende à payer. Je vois que vous êtes de province, et je veux vous épargner l'ennui de remplir cette formalité. En me donnant dix francs, je paierai la taxe et vous n'aurez aucun désagrément à subir.
--Mais quel dr?le d'imp?t, Monsieur! lui dis-je; pourquoi qu'il est établi?
--Parce que les gens comme il faut portent seuls des bijoux en or, me répond le monsieur; on sait, grace à cela, quels sont les étrangers de distinction qui arrivent à Paris...
(Je ne vous cacherai pas, Monsieur et bon Vicomte, que cette explication me flatta un peu.)
--Vous êtes trop honnête, Monsieur dont je ne sais pas le nom, m'écriai-je, et j'accepte avec plaisir!
--Je m'appelle le comte de Blagueville, répondit le monsieur obligeant.
Tout en lui donnant ma montre, ma cha?ne et dix francs pour payer la taxe, je lui laissai mon adresse et mon nom; puis il descendit et sortit de la gare en me disant de l'attendre au _bureau des passe-ports perdus_.
Après avoir réclamé et pris mes effets, je m'informe du _bureau des passe-ports perdus_. On me rit au nez; j'insiste, je raconte mon histoire; on m'explique que le prétendu comte de Blagueville est un coquin et moi un... je ne veux pas répéter le mot, ni souiller ma plume de l'épithète de Jocrisse qu'on m'a flanquée à br?le-pourpoint. Que ces _chemindefériers_ sont malhonnêtes! pas vrai, Monsieur le Vicomte?
[Illustration 12.png]
Après ces pénibles épreuves de montre et de cha?ne volées d'une manière dégo?tamment infame (et encore, en disant cela, je suis trop modéré!) je monte dans un fiacre et je dis au cocher de me conduire chez Jules Gérard.
[Illustration 13.png]
--Tiens! vous avez de la chance, qu'il remarque; je viens justement de le ramener chez lui; sans ?a, j'ignorais parfaitement son adresse et il vous aurait fallu la demander au Ministère de la guerre.
Il me semble que tout le monde devrait conna?tre l'h?tel de ce grand homme! que je me dis en moi-même.
Nous arrivons; on m'introduit chez un grand bel homme, à barbe noire comme du charbon.
Je me précipite dans ses bras en criant:
--Ah! mon cher tueur de lions! voilà votre Saindoux prêt à partager vos dangers et vos voyages.
Le bel homme fronce ses sourcils d'un air mena?ant et me repousse en disant:
--Qu'est-ce que ?a veut dire? Qu'est-ce que vous voulez?
--Vous êtes Jules Gérard, pas vrai? que je demande, interloqué de cet accueil pas gracieux du tout.
--Oui; après?
--Moi, je suis Saindoux!
--Qu'est-ce que ?a me fait?
--Vous ne comprenez donc pas? Moi, Saindoux, Philéas Saindoux; moi, votre ami, j'ai accepté votre offre d'amitié, de voyage en commun... et me voilà...
Je lui explique alors que ses lettres m'ont décidé à voyager avec lui.
Le monsieur se met à rire.
--Mon pauvre gar?on, dit-il, vous êtes la dupe d'un farceur; je retourne en Algérie ces jours-ci, c'est vrai; mais je compte y aller
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