Vingt ans après | Page 5

Alexandre Dumas, père
mesure de tenir tête à une révolte sérieuse; le cardinal fit
répandre dans le peuple que les troupes n’avaient été échelonnées sur
les quais et le Pont-Neuf qu’à propos de la cérémonie, et qu’elles
allaient se retirer. En effet, vers les quatre heures du soir, elles se
concentrèrent toutes vers le Palais-Royal; on plaça un poste à la
barrière des Sergents, un autre aux Quinze-Vingts, enfin un troisième à
la butte Saint-Roch. On emplit les cours et les rez-de-chaussée de
Suisses et de mousquetaires, et l’on attendit.
Voilà donc où en étaient les choses lorsque nous avons introduit nos
lecteurs dans le cabinet du cardinal Mazarin, qui avait été autrefois
celui du cardinal de Richelieu. Nous avons vu dans quelle situation
d’esprit il écoutait les murmures du peuple qui arrivaient jusqu’à lui et
l’écho des coups de fusil qui retentissaient jusque dans sa chambre.
Tout à coup il releva la tête, le sourcil à demi froncé, comme un
homme qui a pris son parti, fixa les yeux sur une énorme pendule
qu’allait sonner dix heures, et, prenant un sifflet de vermeil placé sur la
table, à la portée de sa main, il siffla deux coups.
Une porte cachée dans la tapisserie s’ouvrit sans bruit, et un homme
vêtu de noir s’avança silencieusement et se tint debout derrière le
fauteuil.
-- Bernouin, dit le cardinal sans même se retourner, car ayant sifflé

deux coups il savait que ce devait être son valet de chambre, quels sont
les mousquetaires de garde au palais?
-- Les mousquetaires noirs, Monseigneur.
-- Quelle compagnie?
-- Compagnie Tréville.
-- Y a-t-il quelque officier de cette compagnie dans l’antichambre?
-- Le lieutenant d’Artagnan.
-- Un bon, je crois?
-- Oui, Monseigneur.
-- Donnez-moi un habit de mousquetaire, et aidez-moi à m’habiller.
Le valet de chambre sortit aussi silencieusement qu’il était entré, et
revint un instant après, apportant le costume demandé.
Le cardinal commença alors, silencieux et pensif, à se défaire du
costume de cérémonie qu’il avait endossé pour assister à la séance du
parlement, et à se revêtir de la casaque militaire, qu’il portait avec une
certaine aisance, grâce à ses anciennes campagnes d’Italie; puis quand
il fut complètement habillé:
-- Allez me chercher M. d’Artagnan, dit-il.
Et le valet de chambre sortit cette fois par la porte du milieu, mais
toujours aussi silencieux et aussi muet. On eût dit d’une ombre.
Resté seul, le cardinal se regarda avec une certaine satisfaction dans
une glace; il était encore jeune, car il avait quarante-six ans à peine, il
était d’une taille élégante et un peu au-dessous de la moyenne; il avait
le teint vif et beau, le regard plein de feu, le nez grand, mais cependant
assez bien proportionné, le front large et majestueux, les cheveux
châtains un peu crépus, la barbe plus noire que les cheveux et toujours
bien relevée avec le fer, ce qui lui donnait bonne grâce. Alors il passa
son baudrier, regarda avec complaisance ses mains, qu’il avait fort
belles et desquelles il prenait le plus grand soin; puis rejetant les gros
gants de daim qu’il avait déjà pris, et qui étaient d’uniforme, il passa de
simples gants de soie.
En ce moment la porte s’ouvrit.
-- M. d’Artagnan, dit le valet de chambre.
Un officier entra.
C’était un homme de trente-neuf à quarante ans, de petite taille mais
bien prise, maigre, l’oeil vif et spirituel, la barbe noire et les cheveux
grisonnants, comme il arrive toujours lorsqu’on a trouvé la vie trop

bonne ou trop mauvaise, et surtout quand on est fort brun.
D’Artagnan fit quatre pas dans le cabinet, qu’il reconnaissait pour y
être venu une fois dans le temps du cardinal de Richelieu, et voyant
qu’il n’y avait personne dans ce cabinet qu’un mousquetaire de sa
compagnie, il arrêta les yeux sur ce mousquetaire, sous les habits
duquel, au premier coup d’oeil, il reconnut le cardinal.
-- Il demeura debout dans une pose respectueuse mais digne et comme
il convient à un homme de condition qui a eu souvent dans sa vie
occasion de se trouver avec des grands seigneurs.
Le cardinal fixa sur lui son oeil plus fin que profond, l’examina avec
attention, puis, après quelques secondes de silence:
-- C’est vous qui êtes monsieur d’Artagnan? dit-il.
-- Moi-même, Monseigneur, dit l’officier.
Le cardinal regarda un moment encore cette tête si intelligente et ce
visage dont l’excessive mobilité avait été enchaînée par les ans et
l’expérience; mais d’Artagnan soutint l’examen en homme qui avait été
regardé autrefois par des yeux bien autrement perçants que ceux dont il
soutenait à cette heure l’investigation.
-- Monsieur, dit le cardinal, vous allez venir avec moi, ou plutôt je vais
aller avec vous.
-- À vos ordres, Monseigneur, répondit d’Artagnan.
-- Je voudrais visiter moi-même les postes qui entourent le Palais-Royal;
croyez-vous qu’il y ait quelque
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