prochaine venue du Christ s'éloigne; on entre
dans les aridités de la métaphysique, dans les ténèbres du dogme
abstrait. L'esprit de Jésus n'est pas là, et si le fils de Zébédée a vraiment
tracé ces pages, il avait certes bien oublié en les écrivant le lac de
Génésareth et les charmants entretiens qu'il avait entendus sur ses
bords.
Une circonstance, d'ailleurs, qui prouve bien que les discours rapportés
par le quatrième évangile ne sont pas des pièces historiques, mais des
compositions destinées à couvrir de l'autorité de Jésus certaines
doctrines chères au rédacteur, c'est leur parfaite harmonie avec l'état
intellectuel de l'Asie-Mineure au moment où elles furent écrites.
L'Asie-Mineure était alors le théâtre d'un étrange mouvement de
philosophie syncrétique; tous les germes du gnosticisme y existaient
déjà. Jean paraît avoir bu à ces sources étrangères. Il se peut qu'après
les crises de l'an 68 (date de l'Apocalypse) et de l'an 70 (ruine de
Jérusalem), le vieil apôtre, à l'âme ardente et mobile, désabusé de la
croyance à une prochaine apparition du Fils de l'homme dans les nues,
ait penché vers les idées qu'il trouvait autour de lui, et dont plusieurs
s'amalgamaient assez bien avec certaines doctrines chrétiennes. En
prêtant ces nouvelles idées à Jésus, il ne fit que suivre un penchant bien
naturel. Nos souvenirs se transforment avec tout le reste; l'idéal d'une
personne que nous avons connue change avec nous[49]. Considérant
Jésus comme l'incarnation de la vérité, Jean ne pouvait manquer de lui
attribuer ce qu'il était arrivé à prendre pour la vérité.
S'il faut tout dire, nous ajouterons que probablement Jean lui-même eut
en cela peu de part, que ce changement se fit autour de lui plutôt que
par lui. On est parfois tenté de croire que des notes précieuses, venant
de l'apôtre, ont été employées par ses disciples dans un sens fort
différent de l'esprit évangélique primitif. En effet, certaines parties du
quatrième évangile ont été ajoutées après coup; tel est le XXIe chapitre
tout entier[50], où l'auteur semble s'être proposé de rendre hommage à
l'apôtre Pierre après sa mort et de répondre aux objections qu'on allait
tirer ou qu'on tirait déjà de la mort de Jean lui-même (v. 21-23).
Plusieurs autres endroits portent la trace de ratures et de
corrections[51].
Il est impossible, à distance, d'avoir le mot de tous ces problèmes
singuliers, et sans doute bien des surprises nous seraient réservées, s'il
nous était donné de pénétrer dans les secrets de cette mystérieuse école
d'Éphèse qui, plus d'une fois, paraît s'être complu aux voies obscures.
Mais une expérience capitale est celle-ci. Toute personne qui se mettra
à écrire la vie de Jésus sans théorie arrêtée sur la valeur relative des
évangiles, se laissant uniquement guider par le sentiment du sujet, sera
ramenée dans une foule de cas à préférer la narration de Jean à celle des
synoptiques. Les derniers mois de la vie de Jésus en particulier ne
s'expliquent que par Jean; une foule de traits de la Passion,
inintelligibles dans les synoptiques[52], reprennent dans le récit du
quatrième évangile la vraisemblance et la possibilité. Tout au contraire,
j'ose défier qui que ce soit de composer une vie de Jésus qui ait un sens
en tenant compte des discours que Jean prête à Jésus. Cette façon de se
prêcher et de se démontrer sans cesse, cette perpétuelle argumentation,
cette mise en scène sans naïveté, ces longs raisonnements à la suite de
chaque miracle, ces discours raides et gauches, dont le ton est si
souvent faux et inégal[53], ne seraient pas soufferts par un homme de
goût à côté des délicieuses sentences des synoptiques. Ce sont ici,
évidemment, des pièces artificielles[54], qui nous représentent les
prédications de Jésus, comme les dialogues de Platon nous rendent les
entretiens de Socrate. Ce sont en quelque sorte les variations d'un
musicien improvisant pour son compte sur un thème donné. Le thème
peut n'être pas sans quelque authenticité; mais dans l'exécution, la
fantaisie de l'artiste se donne pleine carrière. On sent le procédé factice,
la rhétorique, l'apprêt[55]. Ajoutons que le vocabulaire de Jésus ne se
retrouve pas dans les morceaux dont nous parlons. L'expression de
«royaume de Dieu,» qui était si familière au maître[56], n'y figure
qu'une seule fois[57]. En revanche, le style des discours prêtés à Jésus
par le quatrième évangile offre la plus complète analogie avec celui des
épîtres de saint Jean; on voit qu'en écrivant les discours, l'auteur suivait,
non ses souvenirs, mais le mouvement assez monotone de sa propre
pensée. Toute une nouvelle langue mystique s'y déploie, langue dont
les synoptiques n'ont pas la moindre idée («monde,» «vérité,» «vie,»
«lumière,» «ténèbres, » etc.). Si Jésus avait jamais parlé dans ce style,
qui n'a rien d'hébreu, rien de juif, rien de talmudique, si j'ose
m'exprimer ainsi, comment un seul de ses auditeurs en aurait-il si bien
gardé le secret?
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