décisif. L'école de Jean est celle dont on aperçoit le mieux la
suite durant le IIe siècle; or, cette école ne s'explique pas si l'on ne
place le quatrième évangile à son berceau même. Ajoutons que la
première épître attribuée à saint Jean est certainement du même auteur
que le quatrième évangile[36]; or, l'épître est reconnue comme de Jean
par Polycarpe[37], Papias[38], Irénée[39].
Mais c'est surtout la lecture de l'ouvrage qui est de nature à faire
impression. L'auteur y parle toujours comme témoin oculaire; il veut se
faire passer pour l'apôtre Jean. Si donc cet ouvrage n'est pas réellement
de l'apôtre, il faut admettre une supercherie que l'auteur s'avouait à
lui-même. Or, quoique les idées du temps en fait de bonne foi littéraire
différassent essentiellement des nôtres, on n'a pas d'exemple dans le
monde apostolique d'un faux de ce genre. Non-seulement, du reste,
l'auteur veut se faire passer pour l'apôtre Jean, mais on voit clairement
qu'il écrit dans l'intérêt de cet apôtre. A chaque page se trahit l'intention
de fortifier son autorité, de montrer qu'il a été le préféré de Jésus[40],
que dans toutes les circonstances solennelles (à la Cène, au Calvaire, au
tombeau) il a tenu la première place. Les relations, en somme
fraternelles, quoique n'excluant pas une certaine rivalité, de l'auteur
avec Pierre[41], sa haine au contraire contre Judas[42], haine antérieure
peut-être à la trahison, semblent percer ça et là. On est tenté de croire
que Jean, dans sa vieillesse, ayant lu les récits évangéliques qui
circulaient, d'une part, y remarqua diverses inexactitudes[43], de l'autre,
fut froissé de voir qu'on ne lui accordait pas dans l'histoire du Christ
une assez grande place; qu'alors il commença à dicter une foule de
choses qu'il savait mieux que les autres, avec l'intention de montrer que,
dans beaucoup de cas où on ne parlait que de Pierre, il avait figuré avec
et avant lui[44]. Déjà, du vivant de Jésus, ces légers sentiments de
jalousie s'étaient trahis entre les fils de Zébédée et les autres
disciples[45]. Depuis la mort de Jacques, son frère, Jean restait seul
héritier des souvenirs intimes dont ces deux apôtres, de l'aveu de tous,
étaient dépositaires. De là sa perpétuelle attention à rappeler qu'il est le
dernier survivant des témoins oculaires[46], et le plaisir qu'il prend à
raconter des circonstances que lui seul pouvait connaître. De là, tant de
petits traits de précision qui semblent comme des scolies d'un
annotateur: «Il était six heures;» «il était nuit;» «cet homme s'appelait
Malchus;» «ils avaient allumé un réchaud, car il faisait froid;» «cette
tunique était sans couture.» De là, enfin, le désordre de la rédaction,
l'irrégularité de la marche, le décousu des premiers chapitres; autant de
traits inexplicables dans la supposition où notre évangile ne serait
qu'une thèse de théologie sans valeur historique, et qui, au contraire, se
comprennent parfaitement, si l'on y voit, conformément à la tradition,
des souvenirs de vieillard, tantôt d'une prodigieuse fraîcheur, tantôt
ayant subi d'étranges altérations.
Une distinction capitale, en effet, doit être faite dans l'évangile de Jean.
D'une part, cet évangile nous présente un canevas de la vie de Jésus qui
diffère considérablement de celui des synoptiques. De l'autre, il met
dans la bouche de Jésus des discours dont le ton, le style, les allures, les
doctrines n'ont rien de commun avec les Logia rapportés par les
synoptiques. Sous ce second rapport, la différence est telle qu'il faut
faire son choix d'une manière tranchée. Si Jésus parlait comme le veut
Matthieu, il n'a pu parler comme le veut Jean. Entre les deux autorités,
aucun critique n'a hésité, ni n'hésitera. A mille lieues du ton simple,
désintéressé, impersonnel des synoptiques, l'évangile de Jean montre
sans cesse les préoccupations de l'apologiste, les arrière-pensées du
sectaire, l'intention de prouver une thèse et de convaincre des
adversaires[47]. Ce n'est pas par des tirades prétentieuses, lourdes, mal
écrites, disant peu de chose au sens moral, que Jésus a fondé son oeuvre
divine. Quand même Papias ne nous apprendrait pas que Matthieu
écrivit les sentences de Jésus dans leur langue originale, le naturel,
l'ineffable vérité, le charme sans pareil des discours synoptiques, le tour
profondément hébraïque de ces discours, les analogies qu'ils présentent
avec les sentences des docteurs juifs du même temps, leur parfaite
harmonie avec la nature de la Galilée, tous ces caractères, si on les
rapproche de la gnose obscure, de la métaphysique contournée qui
remplit les discours de Jean, parleraient assez haut. Cela ne veut pas
dire qu'il n'y ait dans les discours de Jean d'admirables éclairs; des traits
qui viennent vraiment de Jésus[48]. Mais le ton mystique de ces
discours ne répond en rien au caractère de l'éloquence de Jésus telle
qu'on se la figure d'après les synoptiques. Un nouvel esprit a soufflé; la
gnose est déjà commencée; l'ère galiléenne du royaume de Dieu est
finie; l'espérance de la
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