L'histoire littéraire offre du reste un autre exemple qui présente la plus
grande analogie avec le phénomène historique que nous venons
d'exposer, et qui sert à l'expliquer. Socrate, qui comme Jésus n'écrivit
pas, nous est connu par deux de ses disciples, Xénophon et Platon, le
premier répondant par sa rédaction limpide, transparente, impersonnelle,
aux synoptiques, le second rappelant par sa vigoureuse individualité
l'auteur du quatrième évangile. Pour exposer l'enseignement socratique,
faut-il suivre les «Dialogues» de Platon ou les «Entretiens» de
Xénophon? Aucun doute à cet égard n'est possible; tout le monde s'est
attaché aux «Entretiens» et non aux «Dialogues.» Platon cependant
n'apprend-il rien sur Socrate? Serait-il d'une bonne critique, en écrivant
la biographie de ce dernier, de négliger les «Dialogues?» Qui oserait le
soutenir? L'analogie, d'ailleurs, n'est pas complète, et la différence est
en faveur du quatrième évangile. C'est l'auteur de cet évangile, en effet,
qui est le meilleur biographe, comme si Platon, tout en prêtant à son
maître des discours fictifs, connaissait sur sa vie des choses capitales
que Xénophon ignorât tout à fait.
Sans nous prononcer sur la question matérielle de savoir quelle main a
tracé le quatrième évangile, et tout en inclinant à croire que les discours
au moins ne sont pas du fils de Zébédée, nous admettons donc que c'est
bien là «l'Évangile selon Jean,» dans le même sens que le premier et le
deuxième évangile sont bien les Évangiles «selon Matthieu» et «selon
Marc.» Le canevas historique du quatrième évangile est la vie de Jésus
telle qu'on la savait dans l'école de Jean; c'est le récit qu'Aristion et
Presbyteros Joannes firent à Papias sans lui dire qu'il était écrit, ou
plutôt n'attachant aucune importance à cette particularité. J'ajoute que,
dans mon opinion, cette école savait mieux les circonstances
extérieures de la vie du fondateur que le groupe dont les souvenirs ont
constitué les évangiles synoptiques. Elle avait, notamment sur les
séjours de Jésus à Jérusalem, des données que les autres ne possédaient
pas. Les affiliés de l'école traitaient Marc de biographe médiocre, et
avaient imaginé un système pour expliquer ses lacunes[58]. Certains
passages de Luc, où il y a comme un écho des traditions
johanniques[59], prouvent du reste que ces traditions n'étaient pas pour
le reste de la famille chrétienne quelque chose de tout à fait inconnu.
Ces explications seront suffisantes, je pense, pour qu'on voie, dans la
suite du récit, les motifs qui m'ont déterminé à donner la préférence à
tel ou tel des quatre guides que nous avons pour la vie de Jésus. En
somme, j'admets comme authentiques les quatre évangiles canoniques.
Tous, selon moi, remontent au premier siècle, et ils sont à peu près des
auteurs à qui on les attribue; mais leur valeur historique est fort diverse.
Matthieu mérite évidemment une confiance hors ligne pour les discours;
là sont les _Logia_, les notes mêmes prises sur le souvenir vif et net de
l'enseignement de Jésus. Une espèce d'éclat à la fois doux et terrible,
une force divine, si j'ose le dire, souligne ces paroles, les détache du
contexte et les rend pour le critique facilement reconnaissables. La
personne qui s'est donné la tâche de faire avec l'histoire évangélique
une composition régulière, possède à cet égard une excellente pierre de
touche. Les vraies paroles de Jésus se décèlent pour ainsi dire
d'elles-mêmes; dès qu'on les touche dans ce chaos de traditions
d'authenticité inégale, on les sent vibrer; elles se traduisent comme
spontanément, et viennent d'elles-mêmes se placer dans le récit, où
elles gardent un relief sans pareil.
Les parties narratives groupées dans le premier évangile autour de ce
noyau primitif n'ont pas la même autorité. Il s'y trouve beaucoup de
légendes d'un contour assez mou, sorties de la piété de la deuxième
génération chrétienne[60]. L'évangile de Marc est bien plus ferme, plus
précis, moins chargé de circonstances tardivement insérées. C'est celui
des trois synoptiques qui est resté le plus ancien, le plus original, celui
où sont venus s'ajouter le moins d'éléments postérieurs. Les détails
matériels ont dans Marc une netteté qu'on chercherait vainement chez
les autres évangélistes. Il aime à rapporter certains mots de Jésus en
syro-chaldaïque[61]. Il est plein d'observations minutieuses venant sans
nul doute d'un témoin oculaire. Rien ne s'oppose à ce que ce témoin
oculaire, qui évidemment avait suivi Jésus, qui l'avait aimé et regardé
de très-près, qui en avait conservé une vive image, ne soit l'apôtre
Pierre lui-même, comme le veut Papias.
Quant à, l'ouvrage de Luc, sa valeur historique est sensiblement plus
faible. C'est un document de seconde main. La narration y est plus
mûrie. Les mots de Jésus y sont plus réfléchis, plus composés.
Quelques sentences sont poussées à l'excès et faussées[62]. Écrivant
hors de la Palestine, et certainement après le siége de Jérusalem[63],
l'auteur indique les lieux avec moins de rigueur que les deux autres
synoptiques; il
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