ne se faisait nul
scrupule d'y insérer des additions, de les combiner diversement, de les
compléter les uns par les autres. Le pauvre homme qui n'a qu'un livre
veut qu'il contienne tout ce qui lui va au coeur. On se prêtait ces petits
livrets; chacun transcrivait à la marge de son exemplaire les mots, les
paraboles qu'il trouvait ailleurs et qui le touchaient[25]. La plus belle
chose du monde est ainsi sortie d'une élaboration obscure et
complètement populaire. Aucune rédaction n'avait de valeur absolue.
Justin, qui fait souvent appel à ce qu'il nomme «les mémoires des
apôtres[26],» avait sous les yeux un état des documents évangéliques
assez différent de celui que nous avons; en tous cas, il ne se donne
aucun souci de les alléguer textuellement. Les citations évangéliques,
dans les écrits pseudo-clémentins d'origine ébionite, présentent le
même caractère. L'esprit était tout; la lettre n'était rien. C'est quand la
tradition s'affaiblit dans la seconde moitié du IIe siècle que les textes
portant des noms d'apôtres prennent une autorité décisive et obtiennent
force de loi.
Qui ne voit le prix de documents ainsi composés des souvenirs
attendris, des récits naïfs des deux premières générations chrétiennes,
pleines encore de la forte impression que l'illustre fondateur avait
produite, et qui semble lui avoir longtemps survécu? Ajoutons que les
évangiles dont il s'agit semblent provenir de celle des branches de la
famille chrétienne qui touchait le plus près à Jésus. Le dernier travail de
rédaction, au moins du texte qui porte, le nom de Matthieu, paraît avoir
été fait dans l'un des pays situés au nord-est de la Palestine, tels que la
Gaulonitide, le Hauran, la Batanée, où beaucoup de chrétiens se
réfugièrent à l'époque de la guerre des Romains, où l'on trouvait encore
au IIe siècle des parents de Jésus[27], et où la première direction
galiléenne se conserva plus longtemps qu'ailleurs.
Jusqu'à présent nous n'avons parlé que des trois évangiles dits
synoptiques. Il nous reste à parler du quatrième, de celui qui porte le
nom de Jean. Ici les doutes sont beaucoup plus fondés, et la question
moins près d'une solution. Papias, qui se rattachait à l'école de Jean, et
qui, s'il n'avait pas été son auditeur, comme le veut Irénée, avait
beaucoup fréquenté ses disciples immédiats, entre autres Aristion et
celui qu'on appelait _Presbyteros Joannes_, Papias, qui avait recueilli
avec passion les récits oraux de cet Aristion et de _Presbyteros
Joannes_, ne dit pas un mot d'une «Vie de Jésus» écrite par Jean. Si une
telle mention se fût trouvée dans son ouvrage, Eusèbe, qui relève chez
lui tout ce qui sert à l'histoire littéraire du siècle apostolique, en eût sans
aucun doute fait la remarque. Les difficultés intrinsèques tirées de la
lecture du quatrième évangile lui-même ne sont pas moins fortes.
Comment, à côté de renseignements précis et qui sentent si bien le
témoin oculaire, trouve-t-on ces discours totalement différents de ceux
de Matthieu? Comment, à côté d'un plan général de la vie de Jésus, qui
paraît bien plus satisfaisant et plus exact que celui des synoptiques, ces
passages singuliers où l'on sent un intérêt dogmatique propre au
rédacteur, des idées fort étrangères à Jésus, et parfois des indices qui
mettent en garde contre la bonne foi du narrateur? Comment enfin, à
côté des vues les plus pures, les plus justes, les plus vraiment
évangéliques, ces taches où l'on aime à voir des interpolations d'un
ardent sectaire? Est-ce bien Jean, fils de Zébédée, le frère de Jacques
(dont il n'est pas question une seule fois dans le quatrième évangile),
qui a pu écrire en grec ces leçons de métaphysique abstraite, dont ni les
synoptiques ni le Talmud ne présentent l'analogue? Tout cela est grave,
et, pour moi, je n'ose être assuré que le quatrième évangile ait été écrit
tout entier de la plume d'un ancien pêcheur galiléen. Mais qu'en somme
cet évangile soit sorti, vers la fin du premier siècle, de la grande école
d'Asie-Mineure, qui se rattachait à Jean, qu'il nous représente une
version de la vie du maître, digne d'être prise en haute considération et
souvent d'être préférée, c'est ce qui est démontré, et par des
témoignages extérieurs et par l'examen du document lui-même, d'une
façon qui ne laisse rien à désirer.
Et d'abord, personne ne doute que, vers l'an 150, le quatrième évangile
n'existât et ne fût attribué à Jean. Des textes formels de saint Justin[28],
d'Athénagore[29], de Tatien[30], de Théophile d'Antioche[31],
d'Irénée[32], montrent dès lors cet Évangile mêlé à toutes les
controverses et servant de pierre angulaire au développement du dogme.
Irénée est formel; or, Irénée sortait de l'école de Jean, et, entre lui et
l'apôtre, il n'y avait que Polycarpe. Le rôle de notre évangile dans le
gnosticisme, et en particulier dans le système de Valentin[33], dans le
montanisme[34] et dans la querelle des quartodécimans[35], n'est pas
moins
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