de tels
scrupules seraient ici déplacés. L'enseignement des Juifs depuis
l'époque asmonéenne jusqu'au IIe siècle fut principalement oral. Il ne
faut pas juger de ces sortes d'états intellectuels d'après les habitudes
d'un temps où l'on écrit beaucoup. Les Védas, les anciennes poésies
arabes ont été conservés de mémoire pendant des siècles, et pourtant
ces compositions présentent une forme très-arrêtée, très-délicate. Dans
le Talmud, au contraire, la forme n'a aucun prix. Ajoutons qu'avant la
Mischna de Juda le Saint, qui a fait oublier toutes les autres, il y eut des
essais de rédaction, dont les commencements remontent peut-être plus
haut qu'on ne le suppose communément. Le style du Talmud est celui
de notes de cours; les rédacteurs ne firent probablement que classer
sous certains titres l'énorme fatras d'écritures qui s'était accumulé dans
les différentes écoles durant des générations.
Il nous reste à parler des documents qui, se présentant comme des
biographies du fondateur du christianisme, doivent naturellement tenir
la première place dans une vie de Jésus. Un traité complet sur la
rédaction des évangiles serait un ouvrage à lui seul. Grâce aux beaux
travaux dont cette question a été l'objet depuis trente ans, un problème
qu'on eût jugé autrefois inabordable est arrivé à une solution qui
assurément laisse place encore à bien des incertitudes, mais qui suffit
pleinement aux besoins de l'histoire. Nous aurons occasion d'y revenir
dans notre deuxième livre, la composition des évangiles ayant été un
des faits les plus importants pour l'avenir du christianisme qui se soient
passés dans la seconde moitié du premier siècle. Nous ne toucherons ici
qu'une seule face du sujet, celle qui est indispensable à la solidité de
notre récit. Laissant de côté tout ce qui appartient au tableau des temps
apostoliques, nous rechercherons seulement dans quelle mesure les
données fournies par les évangiles peuvent être employées dans une
histoire dressée selon des principes rationnels[14]?
Que les évangiles soient en partie légendaires, c'est ce qui est évident,
puisqu'ils sont pleins de miracles et de surnaturel; mais il y a légende et
légende. Personne ne doute des principaux traits de la vie de François
d'Assise, quoique le surnaturel s'y rencontre à chaque pas. Personne, au
contraire, n'accorde de créance à la «Vie d'Apollonius de Tyane,» parce
qu'elle a été écrite longtemps après le héros et dans les conditions d'un
pur roman. A quelle époque, par quelles mains, dans quelles conditions
les évangiles ont-ils été rédigés? Voilà donc la question capitale d'où
dépend l'opinion qu'il faut se former de leur crédibilité.
On sait que chacun des quatre évangiles porte en tête le nom d'un
personnage connu soit dans l'histoire apostolique, soit dans l'histoire
évangélique elle-même. Ces quatre personnages ne nous sont pas
donnés rigoureusement comme des auteurs. Les formules «selon
Matthieu,» «selon Marc,» «selon Luc,» «selon Jean,» n'impliquent pas
que, dans la plus vieille opinion, ces récits eussent été écrits d'un bout à
l'autre par Matthieu, par Marc, par Luc, par Jean[15]; elles signifient
seulement que c'étaient là les traditions provenant de chacun de ces
apôtres et se couvrant de leur autorité. Il est clair que si ces titres sont
exacts, les évangiles, sans cesser d'être en partie légendaires, prennent
une haute valeur, puisqu'ils nous font remonter au demi-siècle qui
suivit la mort de Jésus, et même, dans deux cas, aux témoins oculaires
de ses actions.
Pour Luc d'abord, le doute n'est guère possible. L'évangile de Luc est
une composition régulière, fondée sur des documents antérieurs[16].
C'est l'oeuvre d'un homme qui choisit, élague, combine. L'auteur de cet
évangile est certainement le même que celui des Actes des Apôtres[17].
Or, l'auteur des Actes est un compagnon de saint Paul[18], titre qui
convient parfaitement à Luc[19]. Je sais que plus d'une objection peut
être opposée à ce raisonnement; mais une chose au moins est hors de
doute, c'est que l'auteur du troisième évangile et des Actes est un
homme de la seconde génération apostolique, et cela suffit à notre objet.
La date de cet évangile peut d'ailleurs être déterminée avec beaucoup
de précision par des considérations tirées du livre lui-même. Le
chapitre XXI de Luc, inséparable du reste de l'ouvrage, a été écrit
certainement après le siège de Jérusalem, mais peu de temps après[20].
Nous sommes donc ici sur un terrain solide; car il s'agit d'un ouvrage
écrit tout entier de la même main et de la plus parfaite unité.
Les évangiles de Matthieu et de Marc n'ont pas, à beaucoup près, le
même cachet individuel. Ce sont des compositions impersonnelles, où
l'auteur disparaît totalement. Un nom propre écrit en tête de ces sortes
d'ouvrages ne dit pas grand'chose. Mais si l'évangile de Luc est daté,
ceux de Matthieu et de Marc le sont aussi; car il est certain que le
troisième évangile est postérieur aux deux premiers, et offre le
caractère d'une rédaction bien plus avancée. Nous avons d'ailleurs,
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