Valvèdre | Page 8

George Sand
et
ingénieusement construites, qui pouvaient contenir ses instruments et
abriter tout son monde. A l'aide d'un appareil à eau bouillante de la plus
petite dimension, merveille d'industrie portative dont il était l'inventeur,
il pouvait se procurer de la chaleur presque instantanément, en quelque

lieu que ce fût, et combattre tous les accidents produits par le froid.
Enfin il avait des provisions de toute espèce pour un temps donné, une
petite pharmacie, des vêtements de rechange pour tout son monde, etc.
C'était une véritable colonie de quinze personnes qu'il venait d'installer
au-dessus des glaciers, sur un vaste plateau de neige durcie, hors de la
portée des avalanches. Il devait passer là deux jours, puis chercher un
passage pour aller s'installer plus loin avec une partie de son matériel et
de son monde, le reste pouvant l'y rejoindre en deux ou trois voyages,
pendant qu'il tenterait d'aller plus loin encore. Condamné peut-être à ne
faire que deux ou trois lieues de découvertes chaque jour à cause de la
difficulté des transports, il avait gardé quelques mulets, sacrifiés
d'avance aux dangers ou aux souffrances de l'entreprise. M. de
Valvèdre était très-riche, et, pouvant faire plus que tant d'autres savants,
toujours empêchés par leur honorable pauvreté ou la parcimonie des
gouvernements, il regardait comme un devoir de ne reculer devant
aucune dépense en vue du progrès de la science. J'exprimai à Henri le
regret de ne pas avoir été averti pendant la nuit. J'aurais demandé à M.
de Valvèdre la permission de l'accompagner.
--Il te l'eût refusée, répondit-il, comme il me l'avait refusée à
moi-même. Il t'eût dit, comme à moi, que tu étais un fils de famille, et
qu'il n'avait pas le droit d'exposer ta vie. D'ailleurs, tu aurais compris,
comme moi, que, quand on n'est pas fort nécessaire dans ces sortes
d'expéditions, on y est fort à charge. Un homme de plus à loger, à
nourrir, à protéger, à soigner peut-être dans de pareilles conditions...
--Oui, oui, je le comprends pour moi; mais comment se fait-il que tu ne
sois pas extrêmement utile, toi savant, à ton savant ami?
--Je lui suis plus nécessaire en restant à Saint-Pierre, d'où je peux suivre
presque tous ses mouvements sur la montagne, et d'où, à un signal
donné, je peux lui envoyer des vivres, s'il en manque, et des secours,
s'il en a besoin. J'ai, d'ailleurs, à faire marcher une série d'observations
comparatives simultanément avec les siennes, et je lui ai donné ma
parole d'honneur de n'y pas manquer.
--Je vois, dis-je à Obernay, que tu es excessivement dévoué à ce
Valvèdre, et que tu le considères comme un homme du plus grand

mérite. C'est l'opinion de mon père, qui m'a quelquefois parlé de lui
comme l'ayant rencontré chez le tien à Paris, et je sais que son nom a
une certaine illustration dans les sciences.
--Ce que je puis te dire de lui, répondit Obernay, c'est qu'après mon
père il est l'homme que je respecte le plus, et qu'après mon père et toi,
c'est celui que j'aime le mieux.
--Après moi? Merci, mon Henri! Voilà une parole excellente et dont je
craignais d'être devenu indigne.
--Et pourquoi cela? Je n'ai pas oublié que le plus paresseux à écrire,
c'est moi qui l'ai été; mais, de même que tu as bien compris cette
infirmité de ma part, de même j'ai eu la confiance que tu me la
pardonnais. Tu me connaissais assez pour savoir que, si je ne suis pas
un camarade assez démonstratif, je suis du moins un ami aussi fidèle
qu'il est permis de le souhaiter.
Je fus vivement touché, et je sentis que j'aimais ce jeune homme de
toute mon âme. Je lui pardonnai l'espèce de supériorité de vues ou de
caractère qu'il avait paru s'attribuer la veille vis-à-vis de moi, et je
commençai à craindre qu'il n'en eût réellement le droit.
Il prit quelques instants de repos, et, pendant qu'il dormait, la tête à
l'ombre et les jambes au soleil, je l'étudiai de nouveau avec intérêt,
comme quelqu'un que l'on sent devoir prendre de l'ascendant sur votre
existence. Je ne sais pourquoi, je le mis en parallèle dans ma pensée
littéraire et descriptive avec l'israélite Moserwald. Cela se présentait à
moi comme une antithèse naturelle: l'un gras et nonchalant comme un
mangeur repu, l'autre actif et maigre comme un chercheur insatiable; le
premier, jaune et luisant comme l'or qui avait été le but de sa vie; l'autre,
frais et coloré comme les fleurs de la montagne qui faisaient sa joie, et
qui, comme lui, devaient aux âpres caresses du soleil la richesse de
leurs tons et la pureté de leurs fins tissus.
Ceci était pour mon imagination, jeune et riante alors, l'indice d'une
vocation bien prononcée chez mon ami. Au reste, j'ai toujours remarqué
que les vives appétences de l'esprit ont leurs manifestations
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