Valvèdre | Page 7

George Sand
en retenir quelque bribe pour la réciter dans
l'occasion; mais je suis trop stupide, trop lourd, trop positif, et je ne
trouverai jamais un mot qui ne fasse rire de moi. Voilà pourquoi je me
garde de l'enthousiasme; c'est un joyau qu'il faut savoir porter, et qui
sied mal aux gens de mon espèce. Moi, j'aime le réel; c'est ma fonction;
j'aime les diamants fins et ne puis souffrir les imitations, par

conséquent les métaphores.
--C'est-à-dire que je ne suis qu'un chercheur de clinquant, et que vous...
vous êtes bijoutier, ne le niez pas! Toutes vos paroles vous y ramènent.
--Je ne suis pas un bijoutier; je n'ai ni l'adresse, ni la patience, ni la
pauvreté nécessaires.
--Mais autrefois, avant la richesse?
--Autrefois, jamais je n'ai eu d'état manuel. Non, c'est trop bête; je n'ai
pas eu d'autre outil que mon raisonnement pour me tirer d'affaire. Les
fortunes ne sont pas dans les mains de ceux qui s'amusent à produire, à
confectionner ou à créer, mais bien dans celles qui ne touchent à rien. Il
y a trois races d'hommes, mon cher: ceux qui vendent, ceux qui
achètent et ceux qui servent de lien entre les uns et les autres.
Croyez-moi, les vendeurs et les acheteurs sont les derniers dans
l'échelle des êtres.
--C'est-à-dire que celui qui les rançonne est le roi de son siècle?
--Eh! pardieu, oui! à lui seul, il faut qu'il soit plus malin que deux!
Vous êtes donc décidé à faire de l'esprit et à vendre des mots? Eh bien,
vous serez toujours misérable. Achetez pour revendre ou vendez pour
racheter, il n'y a que cela au monde; mais vous ne me comprenez pas et
vous me méprisez. Vous dites: «Voilà un brocanteur, un usurier, un
crocodile!» Pas du tout, mon cher; je suis un excellent homme, d'une
probité reconnue; j'ai la confiance de beaucoup de grands personnages.
Des gens de mérite, des philanthropes, des savants même me consultent
et reçoivent mes services. J'ai du coeur; je fais plus de bien en un jour
que vous n'en pourrez faire en vingt ans; j'ai la main large, et molle, et
douce! Eh bien, ouvrez la vôtre si vous avez besoin d'un ami, et vous
verrez ce que c'est qu'un bon juif qui est bête, mais qui n'est pas sot.
Je ne songeai pas à me fâcher de ce ton à la fois insolent et amical de
protection bizarre. L'homme était réellement tout ce qu'il disait être,
bête au point de blesser sans en avoir conscience, assez bon pour faire
avec plaisir des sacrifices, fin au point d'être généreux pour se faire

pardonner sa vanité. Je pris le parti de rire de son étrangeté, et, comme
il vit que je n'avais aucun besoin de lui, mais que je le remerciais sans
dédain et sans orgueil, il conçut pour moi un peu plus d'estime et de
respect qu'il n'avait fait à première vue. Nous nous quittâmes très-bons
amis. Il eût bien voulu m'avoir pour compagnon de sa promenade, il
craignait de s'ennuyer seul; mais l'heure approchait où Obernay avait
promis de rentrer, et je doutais que ce nouveau visage lui fût agréable.
Ayant donc pris congé du juif et m'étant fait indiquer le sentier que
devait suivre Obernay pour revenir, je partis à sa rencontre.
Nous nous retrouvâmes au bas des glaciers, dans un bois de pins des
plus pittoresque. Obernay rentrait avec plusieurs guides et mulets qui
avaient transporté une partie des bagages de son ami. Cette bande
continua sa route vers la vallée, et Obernay se jeta sur le gazon auprès
de moi. Il était extrêmement fatigué: il avait marché dix heures sur
douze sur un terrain non frayé, et cela par amitié pour moi. Partagé
entre deux affections, il avait voulu juger des difficultés et des dangers
de l'entreprise de M. de Valvèdre, et revenir à temps pour ne pas me
laisser seul une journée entière.
Il tira de son bissac quelques aliments et un peu de vin, et, retrouvant
peu à peu ses forces, il m'expliqua les procédés d'exploration de son
ami. Il s'agissait, non comme M. Moserwald me l'avait dit, d'atteindre
la plus haute cime du mont Rose, ce qui n'était peut-être pas possible,
mais de faire, par un examen approfondi, la dissection géologique de la
masse, L'importance de cette recherche se reliait à une série d'autres
explorations faites et à faire encore sur toute la chaîne des Alpes
Pennines, et devait servir à confirmer ou à détruire un système
scientifique particulier que je serais aujourd'hui fort embarrassé
d'exposer au lecteur: tant il y a que cette promenade dans les glaces
pouvait durer plusieurs jours. M. de Valvèdre y portait une grande
prudence à cause de ses guides et de ses domestiques, envers lesquels il
se montrait fort humain. Il était muni de plusieurs tentes légères
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