Valvèdre | Page 5

George Sand
soins de M. de Valvèdre, lequel avait pris ce pays en amour.
Comme il y venait assez souvent, sa propre résidence n'étant pas
très-éloignée, il s'était arrangé pour y avoir à sa disposition un
pied-à-terre confortable. Il avait si bien fait les choses, qu'Ambroise se
regardait autant comme son serviteur que comme son obligé; mais le
savant, qui me parut être un original fort agréable, avait exigé que le
montagnard fît de sa maison une auberge d'été pour les amants de la
nature qui pénétreraient dans cette région peu connue, et même qu'il
servit avec dévouement tous ceux qui entreprendraient l'exploration de
la montagne, à la seule condition, pour eux, de consigner leurs
observations sur un certain registre qui me fut montré, et que j'avouai
n'être pas destiné à enrichir. Ambroise n'en fut pas moins empressé à
me complaire. J'étais l'ami d'Obernay, je ne pouvais pas ne pas être un
peu savant, et Ambroise était persuadé qu'il le deviendrait lui-même,
s'il ne l'était pas déjà, pour avoir hébergé souvent des personnes de
mérite.
Après avoir employé les premières heures de la journée à écrire à mes
parents, je descendis dans la salle commune pour déjeuner, et je m'y
trouvai en tête-à-tête avec un inconnu d'environ trente-cinq ans, d'une
assez belle figure, et qu'à première vue je reconnus pour un israélite.
Cet homme me parut tenir le milieu entre l'extrême distinction et la
repoussante vulgarité qui caractérisent chez les juifs deux races ou deux
types si tranchés. Celui-ci appartenait à un type intermédiaire ou
mélangé. Il parlait assez purement le français, avec un accent allemand
désagréable, et montrait tour à tour de la pesanteur et de la vivacité
dans l'esprit. Au premier abord, il me fut antipathique. Peu à peu il me
parut assez amusant. Son originalité consistait dans une indolence
physique et dans une activité d'idées extraordinaires. Mou et gras, il se
faisait servir comme un prince; curieux et commère, il s'enquérait de
tout et ne laissait pas tomber la conversation un seul instant.
Comme il me fit, dès le premier moment, l'honneur d'être
très-communicatif, je sus bien vite qu'il se nommait Moserwald, qu'il
était assez riche pour se reposer un peu des affaires, et qu'il voyageait

en ce moment pour son plaisir. Il venait de Venise, où il s'était plus
occupé de jolies femmes et de beaux-arts que du soin de sa fortune; il
se rendait à Chamonix. Il voulait voir le mont Blanc, et il passait par le
mont Rose, dont il avait souhaité se faire une idée. Je lui demandai s'il
était tenté d'en faire l'escalade.
--Non pas! répondit-il. C'est trop dangereux, et pour voir quoi, je vous
le demande? Des glaçons les uns sur les autres! Personne n'a encore
atteint la cime de cette montagne, et il n'est pas dit que la caravane
partie cette nuit en reviendra au complet. Au reste, je n'ai pas fait
beaucoup de voeux pour elle. Arrivé à dix heures hier au soir et à peine
endormi, j'ai été réveillé par tous les gros souliers ferrés du pays, qui
n'ont fait, deux heures durant, que monter et descendre les escaliers de
bois de cette maison à jour. Tous les animaux de la création ont beuglé,
patoisé, henni, juré ou braillé sous la fenêtre, et, quand je croyais en
être quitte, on est revenu pour chercher je ne sais quel instrument oublié,
un baromètre et un télégraphe! Si j'avais eu une potence à mon service,
je l'aurais envoyée à ce M. de Valvèdre, que Dieu bénisse! Le
connaissez-vous?
--Pas encore. Et vous?
--Je ne le connais que de réputation; on parle beaucoup de lui à Genève,
où je réside, et on parle de sa femme encore davantage. La
connaissez-vous, sa femme? Non? Ah! mon cher, qu'elle est jolie! Des
yeux longs comme ça (il me montrait la lame de son couteau) et plus
brillants que ça! ajouta-t-il en montrant un magnifique saphir entouré
de brillants qu'il portait à son petit doigt.
--Alors ce sont des yeux étincelants, car vous avez là une belle bague.
--La souhaitez-vous? Je vous la cède pour ce qu'elle m'a coûté.
--Merci, je n'en saurais que faire.
--Ce serait pourtant un joli cadeau pour votre maîtresse, hein?
--Ma maîtresse? Je n'en ai pas!

--Ah bah! vraiment? Vous avez tort.
--Je me corrigerai.
--Je n'en doute pas; mais cette bague-là peut hâter l'heureux moment.
Voyons, la voulez-vous? C'est une bagatelle de douze mille francs.
--Mais, encore une fois, je n'ai pas de fortune.
--Ah! vous avez encore plus tort; mais cela peut se corriger aussi.
Voulez-vous faire des affaires? Je peux vous lancer, moi.
--Vous êtes bijoutier?
--Non, je suis riche.
--C'est un joli état; mais j'en ai un autre.
--Il n'y a point de joli état, si vous êtes pauvre.
--Pardonnez-moi, je suis libre!
--Alors vous avez de l'aisance, car,
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