Valvèdre | Page 4

George Sand
et, avec cette passion-là, quand elle est sincère et
désintéressée, il n'y a guère de mécomptes. L'idéal, toujours beau, a
l'avantage d'être toujours mystérieux, et de ne jamais assouvir les saints
désirs qu'il fait naître.

J'étais moins calme. L'étude des lettres, qui n'est autre que l'étude des
hommes, est douloureuse quand elle n'est pas terrible. J'avais déjà
beaucoup lu, et, bien que je n'eusse aucune expérience de la vie, j'étais
un peu atteint par ce que l'on a nommé la maladie du siècle, l'ennui, le
doute, l'orgueil. Elle est déjà bien loin, cette maladie du romantisme.
On l'a raillée, les pères de famille d'alors s'en sont beaucoup plaints;
mais ceux d'aujourd'hui devraient peut-être la regretter. Peut-être
valait-elle mieux que la réaction qui l'a suivie, que cette soif d'argent,
de plaisirs sans idéal et d'ambitions sans frein, qui ne me paraît pas
caractériser bien noblement la santé du siècle.
Je ne fis pourtant point part à Obernay de mes souffrances secrètes. Je
lui laissai seulement pressentir que j'étais un peu blessé de vivre dans
un temps où il n'y avait rien de grand à faire. Nous étions alors dans les
premières années du règne de Louis-Philippe. On avait encore la
mémoire fraîche des épopées de l'Empire; on avait été élevé dans
l'indignation généreuse, dans la haine des idées rétrogrades du dernier
Bourbon; on avait rêvé un grand progrès en 1830, et on ne sentait pas
ce progrès s'accomplir sous l'influence triomphante de la bourgeoisie.
On se trompait à coup sûr: le progrès se fait quand même, à presque
toutes les époques de l'histoire, et on ne peut appeler réellement
rétrogrades que celles qui lui ferment plus d'issues qu'elles ne lui en
ouvrent; mais il est de ces époques où un certain équilibre s'établit entre
l'élan et l'obstacle. Ce sont des phases expectantes où la jeunesse
souffre et où elle ne meurt pourtant pas, puisqu'elle peut dire ce qu'elle
souffre.
Obernay ne comprit pas beaucoup ma critique du siècle (on appelle
toujours le siècle le moment où l'on vit). Quant à lui, il vivait dans
l'éternité, puisqu'il était aux prises avec les lois naturelles. Il s'étonna de
mes plaintes, et me demanda si le véritable but de l'homme n'était pas
de s'instruire et d'aimer ce qui est toujours grand, ce qu'aucune situation
sociale ne peut ni rapetisser, ni rendre inaccessible, l'étude des lois de
l'univers. Nous discutâmes un peu sur ce point. Je voulus lui prouver
qu'il est, en effet, des situations sociales où la science même est
entravée par la superstition, l'hypocrisie, ou, ce qui est pis, par
l'indifférence des gouvernants et des gouvernés. Il haussa légèrement

les épaules.
--Ces entraves-là, dit-il, sont des accidents transitoires dans la vie de
l'humanité. L'éternité s'en moque, et la science des choses éternelles par
conséquent.
--Mais, nous qui n'avons qu'un jour à vivre, pouvons-nous en prendre à
ce point notre parti? Si tu avais en ce moment devant les yeux la preuve
que tes travaux seront enfouis ou supprimés, ou tout au moins sans
aucun effet sur tes contemporains, les poursuivrais-tu avec autant
d'ardeur?
--Oui certes! s'écria-t-il: la science est une maîtresse assez belle pour
qu'on l'aime sans autre profit que l'honneur et l'ivresse de la posséder.
Mon orgueil souffrit un peu de la bravoure enthousiaste de mon ami. Je
fus tenté, non de douter de sa sincérité, mais de croire à quelque
illusion, ferveur de novice. Je ne voulus pas le lui dire et commencer
notre reprise d'amitié par une discussion. J'étais, d'ailleurs, très-fatigué.
Je n'attendis pas que son compagnon le savant fût revenu de sa
promenade, et je remis au lendemain l'honneur de lui être présenté.
Mais, le lendemain, j'appris que M. de Valvèdre, qui se préparait depuis
plusieurs jours à une grande exploration des glaciers et des moraines du
mont Rose, fixée la veille encore au surlendemain, voyant toutes choses
arrangées et le temps très-favorable, avait voulu profiter d'une des rares
époques de l'année où les cimes sont claires et calmes. Il était donc
parti à minuit, et Obernay l'avait escorté jusqu'à sa première halte. Mon
ami devait être de retour vers midi, et, de sa part, on me priait de
l'attendre et de ne point me risquer seul dans les précipices, vu que tous
les guides du pays avaient été emmenés par M. de Valvèdre. Sachant
que j'étais fatigué, on n'avait pas voulu me réveiller pour me dire ce qui
se passait, et j'avais dormi si profondément, que le bruit du départ de
l'expédition, véritable caravane avec mulets et bagages, ne m'avait
causé aucune alerte.
Je me conformai aux désirs d'Obernay et résolus de l'attendre au chalet,
ou, pour mieux dire, à l'hôtel d'Ambroise; tel était le nom de notre hôte,

excellent homme, très-intelligent et majestueusement obèse. En causant
avec lui, j'appris que sa maison avait été embellie par la munificence et
les
Continue reading on your phone by scaning this QR Code

 / 113
Tip: The current page has been bookmarked automatically. If you wish to continue reading later, just open the Dertz Homepage, and click on the 'continue reading' link at the bottom of the page.