Valvèdre | Page 3

George Sand
elle est
dans l'âge où l'on peut se refaire!
Henri Obernay était parti en tournée de naturaliste avec un ami de la
famille. Il explorait en ce moment la région du mont Rose. On me
montra une lettre de lui toute récente, où il décrivait avec tant
d'enthousiasme les sites où il se trouvait, que je me décidai à aller l'y
rejoindre. Déjà familiarisé avec les montagnes et parlant tous les patois
de la frontière, il me serait un guide excellent, et sa mère assurait qu'il
allait être heureux d'avoir à diriger mes premières excursions. Il ne

m'avait pas oublié, il avait toujours parlé de moi avec la plus tendre
affection. Madame Obernay me connaissait comme si elle ne m'eût
jamais perdu de vue. Elle savait mes penchants, mon caractère, et se
rappelait mes fantaisies d'enfant, qu'elle me racontait à moi-même avec
une bonhomie charmante. En voyant qu'Henri m'avait fait aimer, je
jugeai avec raison qu'il m'aimait réellement, et mon ancien attachement
pour lui se réveilla. Après vingt-quatre heures passées à Genève, je me
renseignai sur le lieu où j'avais bonne chance de le rencontrer, et je
partis pour le mont Rose.
C'est ici, lecteur, qu'il ne faut pas me suivre un guide à la main. Je
donnerai aux localités que je me rappelle les premiers noms qui me
viendront à l'esprit. Ce n'est point un voyage que je t'ai promis, c'est
une histoire d'amour.
A la base des montagnes, du côté de la Suisse, s'abrite un petit village,
les Chalets-Saint-Pierre, que j'appellerai Saint-Pierre tout court. C'est là
que je trouvai Henri Obernay. Il y était installé pour une huitaine, son
compagnon de voyage voulant explorer les glaciers. La maison de bois
dont ils s'étaient emparés était grande, pittoresque, et d'une propreté
réjouissante. On m'y fit place, car c'était une espèce d'auberge pour les
touristes. Je vois encore les paysages grandioses qui se déroulaient sous
les yeux, de toutes les faces de la galerie extérieure, placée au
couronnement de ce beau chalet. Un énorme banc de rochers préservait
le hameau du vent d'est et des avalanches. Ce rempart naturel formait
comme le piédestal d'une montagne toute nue, mais verte comme une
émeraude et couverte de troupeaux. Du bas de la maison partait une
prairie en fleurs qui s'abaissait rapidement vers le lit d'un torrent plein
de bruit et de colère, et dans lequel se déversaient de fières et folles
cascatelles tombant des rochers qui nous faisaient face. Ces rochers, au
sommet desquels commençaient les glaciers, d'abord resserrés en
étroites coulisses et peu à peu disposés en vastes arènes éblouissantes,
étaient les premières assises de la masse effrayante du mont Rose, dont
les neiges éternelles se dessinaient encore en carmin orangé dans le ciel,
quand la vallée nageait dans le bleu du soir.
C'était un spectacle sublime et que je pus savourer durant un jour libre

et calme, avant d'entrer dans la tourmente qui faillit emporter ma raison
et ma vie.
Les premières heures furent consacrées et pour ainsi dire
laborieusement employées à nous reconnaître, Obernay et moi. On sait
combien est rapide le développement qui succède à l'adolescence, et
nous étions réellement beaucoup changés. J'étais pourtant resté assez
petit en comparaison d'Henri, qui avait poussé comme un jeune chêne;
mais, à demi Espagnol par ma mère, je m'étais enrichi d'une jeune
barbe très-noire qui, selon mon ami, me donnait l'air d'un paladin.
Quant à lui, bien qu'à vingt-cinq ans il eût encore le menton lisse,
l'extension de ses formes, ses cheveux autrefois d'un blond d'épi,
maintenant dorés d'un reflet rougeâtre, sa parole jadis un peu hésitante
et craintive, désormais brève et assurée, ses manières franches et
ouvertes, sa fière allure, enfin sa force herculéenne plutôt acquise par
l'exercice que liée à l'organisation, en faisaient un être tout nouveau
pour moi, mais non moins sympathique que l'ancien compagnon
d'études, et se présentant franchement comme un aîné au physique et au
moral. C'était, en somme, un assez beau garçon, un vrai Suisse de la
montagne, doux et fort, tout rempli d'une tranquille et constante énergie.
Une seule chose très-caractéristique n'avait pas changé en lui: c'était
une peau blanche comme la neige et un ton de visage d'une fraîcheur
vive qui eût pu être envié par une femme.
Henri Obernay était devenu fort savant à plusieurs égards; mais la
botanique était pour le moment sa passion dominante. Son compagnon
de voyage, chimiste, physicien, géologue, astronome et je ne sais quoi
encore, était en course quand j'arrivai, et ne devait rentrer que le soir.
Le nom de ce personnage ne m'était pas inconnu, je l'avais souvent
entendu prononcer par mes parents: il s'appelait M. de Valvèdre.
La première chose qu'on se demande après une longue séparation, c'est
si l'on est content de son sort. Obernay me parut enchanté du sien. Il
était tout à la science,
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