roufles, je regardai ce navire qui ne jaugeait pas moins de sept ou huit cents tonneaux, il m'apparut comme un de ces petits bateaux que les enfants lancent sur les bassins de Green Park, ou de la Serpentine River.
Bient?t le Great Eastern se trouva par le travers des cales d'embarquement de Liverpool. Les quatre canons qui devaient saluer la ville se turent, par respect pour ces morts que le tender débarquait en ce moment. Mais des hourras formidables remplacèrent ces détonations qui sont la dernière expression de la politesse nationale. Aussit?t les mains de battre, les bras de s'agiter, les mouchoirs de se déployer avec cet enthousiasme dont les Anglais sont si prodigues au départ de tout navire, ne f?t-ce qu'un simple canot qui va faire une promenade en baie. Mais comme on répondait à ces saluts! Quels échos ils provoquaient sur les quais! Des milliers de curieux couvraient les murs de Liverpool et de Birkenhead. Les boats, chargés de spectateurs, fourmillaient sur la Mersey. Les marins du Lord Clyde, navire de guerre mouillé devant les bassins, s'étaient dispersés sur les hautes vergues et saluaient le géant de leurs acclamations. Du haut des dunettes des vaisseaux ancrés dans la rivière, les musiques nous envoyaient des harmonies terribles que le bruit des hourras ne pouvait couvrir. Les pavillons montaient et descendaient incessamment en l'honneur du Great Eastern. Mais bient?t les cris commencèrent à s'éteindre dans l'éloignement. Notre steamship rangea de près le Tripoli, un paquebot de la ligne Cunard, affecté au transport des émigrants, et qui, malgré sa jauge de deux mille tonneaux, paraissait n'être qu'une simple barque. Puis, sur les deux rives, les maisons se firent de plus en plus rares. Les fumées cessèrent de noircir le paysage. La campagne trancha sur les murs de briques. Encore quelques longues et uniformes rangées de maisons ouvrières. Enfin des villas apparurent, et, sur la rive gauche de la Mersey, de la plate-forme du phare et de l'épaulement du bastion, quelques derniers hourras nous saluèrent une dernière fois.
à trois heures, le Great Eastern avait franchi les passes de la Mersey, et il donnait dans le canal Saint-Georges. Le vent du sud- ouest soufflait en grande brise. Nos pavillons, rigidement tendus, ne faisaient pas un pli. La mer se gonflait déjà de quelques houles, mais le steamship ne les ressentait pas.
Vers quatre heures, le capitaine Anderson fit stopper. Le tender for?ait de vapeur pour nous rejoindre. Il nous ramenait le second médecin du bord. Lorsque le boat eut accosté, on lan?a une échelle de corde par laquelle ce personnage embarqua, non sans peine. Plus agile que lui, notre pilote s'affala par le même chemin jusqu'à son canot, qui l'attendait, et dont chaque rameur était muni d'une ceinture natatoire en liège. Quelques instants après, il rejoignait une charmante petite goélette qui l'attendait sous le vent.
La route fut aussit?t reprise. Sous la poussée de ses aubes et de son hélice, la vitesse du Great Eastern s'accéléra. Malgré le vent debout, il n'éprouvait ni roulis ni tangage. Bient?t l'ombre couvrit la mer, et la c?te du comté de Galles, marquée par la pointe de Holyhead, se perdit enfin dans la nuit.
VI
Le lendemain, 27 mars, le Great Eastern prolongeait par tribord la c?te accidentée de l'Irlande. J'avais choisi ma cabine à l'avant sur le premier rang en abord. C'était une petite chambre, bien éclairée par deux larges hublots. Une seconde rangée de cabines la séparait du premier salon de l'avant, de telle sorte que ni le bruit des conversations ni le fracas des pianos, qui ne manquaient pas à bord, n'y pouvaient parvenir. C'était une cabane isolée à l'extrémité d'un faubourg. Un canapé, une couchette, une toilette la meublaient suffisamment. à sept heures du matin, après avoir traversé les deux premières salles, j'arrivai sur le pont. Quelques passagers arpentaient déjà les roufles. Un roulis presque insensible balan?ait légèrement le steamer. Le vent cependant soufflait en grande brise, mais la mer, couverte par la c?te, ne pouvait se faire. Néanmoins, j'augurais bien de l'indifférence du Great Eastern.
Arrivé sur la dunette de la smoking room, j'aper?us cette longue étendue de c?te, élégamment profilée, à laquelle son éternelle verdure a valu d'être nommée ?C?te d'émeraude?. Quelques maisons solitaires, le lacet d'une route de douaniers, un panache de vapeur blanche marquant le passage d'un train entre deux collines, un sémaphore isolé, faisant des gestes grima?ants aux navires du large, l'animaient ?à et là.
Entre la c?te et nous, la mer présentait une nuance d'un vert sale, comme une plaque irrégulièrement tachée de sulfate de cuivre. Le vent tendait encore à fra?chir; quelques embruns volaient comme une poussière; de nombreux batiments, bricks ou goélettes, cherchaient à s'élever de la terre; des steamers passaient en crachant leur fumée noire; le Great Eastern, bien qu'il ne f?t pas encore animé d'une grande vitesse, les distan?ait sans
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