Une ville flottante | Page 7

Jules Verne
ses ancres. Mais le travail se faisait lentement; les maillons cliquetaient, non sans peine, dans les écubiers de l'étrave, et, à mon avis, on aurait pu soulager les cha?nes en donnant quelques tours de roues, de manière à les embarquer plus aisément.
J'étais à ce moment sur la dunette de l'avant, avec un certain nombre de passagers. Nous observions tous les détails de l'opération et les progrès de l'appareillage. Près de moi, un voyageur, impatienté sans doute des lenteurs de la manoeuvre, haussait fréquemment les épaules, et n'épargnait pas à l'impuissante machine ses moqueries incessantes. C'était un petit homme maigre, nerveux, à mouvements fébriles, dont on voyait à peine les yeux sous le plissement de leurs paupières. Un physionomiste e?t reconnu, dès l'abord, que les choses de la vie devaient appara?tre par leur c?té plaisant à ce philosophe de l'école de Démocrite, dont les muscles zygomatiques, nécessaires à l'action du rire, ne restaient jamais en repos. Au demeurant -- je le vis plus tard -- un aimable compagnon de voyage.
?Monsieur, me dit-il, jusqu'ici j'avais cru que les machines étaient faites pour aider les hommes, et non les hommes pour aider les machines!?
J'allais répondre à cette juste observation, quand des cris retentirent. Mon interlocuteur et moi nous étions précipités vers l'avant. Sans exception, tous les hommes disposés sur les barres avaient été renversés; les uns se relevaient; d'autres gisaient sur le pont. Un pignon de la machine ayant cassé, le cabestan avait déviré irrésistiblement sous la traction effroyable des cha?nes. Les hommes, pris à revers, avaient été frappés avec une violence extrême à la tête ou à la poitrine. Dégagées de leurs rabans cassés, les barres, faisant mitraille autour d'elles, venaient de tuer quatre matelots et d'en blesser douze. Parmi ces derniers, le ma?tre d'équipage, un écossais de Dundee.
On se précipita vers ces malheureux. Les blessés furent conduits au poste des malades, situé à l'arrière. Quant aux quatre morts, on s'occupa de les débarquer immédiatement. D'ailleurs, les Anglo- Saxons ont une telle indifférence pour la vie des gens que cet événement ne provoqua qu'une médiocre impression à bord. Ces infortunés, tués ou blessés, n'étaient que les dents d'un rouage que l'on pouvait remplacer à peu de frais. On fit le signal de revenir au tender, déjà éloigné. Quelques minutes après, il accostait le navire.
Je me dirigeai vers la coupée. L'escalier n'avait pas encore été relevé. Les quatre cadavres, enveloppés de couvertures, furent descendus et déposés sur le pont du tender. Un des médecins du bord s'embarqua afin de les accompagner jusqu'à Liverpool, avec recommandation de rejoindre ensuite le Great Eastern en toute diligence. Le tender s'éloigna aussit?t, et les matelots allèrent à l'avant laver les flaques de sang qui tachaient le pont.
Je dois dire aussi qu'un passager, légèrement endommagé par un éclat de barre, profita de la circonstance pour s'en retourner par le tender. Il avait déjà assez du Great Eastern.
Cependant, je regardais le petit boat s'éloigner à toute vapeur. Lorsque je me retournai, mon compagnon à figure ironique murmura derrière moi ces paroles:
?Un voyage qui commence bien!
-- Bien mal, monsieur, répondis-je. à qui ai-je l'honneur de parler?
-- Au docteur Dean Pitferge.?

V
L'opération avait été reprise. Avec l'aide de l'anchor-boat, les cha?nes furent soulagées, et les ancres quittèrent enfin leur fond tenace. Une heure un quart sonnait aux clochers de Birkenhead. Le départ ne pouvait être différé, si l'on tenait à utiliser la marée pour la sortie du steamship. Le capitaine et le pilote montèrent sur la passerelle. Un lieutenant se posta près de l'appareil à signaux de l'hélice, un autre près de l'appareil à signaux des aubes. Le timonier se tenait entre eux, près de la petite roue destinée à mouvoir le gouvernail. Par prudence, au cas où la machine à vapeur e?t manqué, quatre autres timoniers veillaient à l'arrière, prêts à manoeuvrer les grandes roues qui se dressaient sur le caillebotis. Le Great Eastern, faisant tête au courant, était tout évité, et il n'avait plus que le flot à refouler pour descendre la rivière.
L'ordre du départ fut donné. Les pales frappèrent lentement les premières couches d'eau, l'hélice ?patouilla? à l'arrière, et l'énorme vaisseau commen?a à se déplacer.
La plupart des passagers, montés sur la dunette de l'avant, regardaient le double paysage hérissé de cheminées d'usines que présentaient, à droite, Liverpool, à gauche, Birkenhead. La Mersey, encombrée de navires, les uns mouillés, les autres montant ou descendant, n'offrait à notre steamship que de sinueux passages. Mais, sous la main de son pilote, sensible aux moindres volontés de son gouvernail, il se glissait dans les passes étroites, évoluant comme une baleinière sous l'aviron d'un vigoureux timonier. Un instant, je crus que nous allions aborder un trois-mats qui dérivait le travers au courant, et dont le bout- dehors vint raser la coque du Great Eastern; mais le choc fut évité; et quand, du haut des
Continue reading on your phone by scaning this QR Code

 / 54
Tip: The current page has been bookmarked automatically. If you wish to continue reading later, just open the Dertz Homepage, and click on the 'continue reading' link at the bottom of the page.