Une ville flottante | Page 9

Jules Verne
peine.
Bient?t nous e?mes connaissance de Queen's-Town, petit port de relache devant lequel manoeuvrait une flottille de pêcheurs. C'est là que tout navire, venant de l'Amérique ou des mers du Sud -- bateau à vapeur ou bateau à voiles, transatlantique ou batiment de commerce --, jette en passant ses sacs à dépêches. Un express, toujours en pression, les emporte à Dublin en quelques heures. Là, un paquebot, toujours fumant, un steamer pur sang, tout en machines, vrai fuseau à roues qui passe au travers des lames, bateau de course autrement utile que Gladiateur ou Fille-de- l'Air, prend ces lettres, et, traversant le détroit avec une vitesse de dix-huit milles à l'heure, il les dépose à Liverpool. Les dépêches, ainsi entra?nées, gagnent un jour sur les plus rapides transatlantiques.
Vers neuf heures, le Great Eastern remonta d'un quart dans l'ouest-nord-ouest. Je venais de descendre sur le pont, lorsque je fus rejoint par le capitaine Mac Elwin. Un de ses amis l'accompagnait, un homme de six pieds, à barbe blonde, dont les longues moustaches, perdues au milieu des favoris, laissaient le menton à découvert, suivant la mode du jour. Ce grand gar?on présentait le type de l'officier anglais: il avait la tête haute, mais sans raideur, le regard assuré, les épaules dégagées, aisance et liberté dans sa marche, en un mot tous les sympt?mes de ce courage si rare qu'on peut appeler le ?courage sans colère?. Je ne me trompais pas sur sa profession.
?Mon ami Archibald Corsican, me dit Fabian, comme moi capitaine au 22e régiment de l'armée des Indes.?
Ainsi présentés, le capitaine Corsican et moi nous nous saluames.
?C'est à peine si nous nous sommes vus hier, mon cher Fabian, dis- je au capitaine Mac Elwin, dont je serrai la main. Nous étions dans le coup de feu du départ. Je sais seulement que ce n'est point au hasard que je dois de vous rencontrer à bord du Great Eastern. J'avoue que si je suis pour quelque chose dans la décision que vous avez prise...
-- Sans doute, mon cher camarade, me répondit Fabian. Le capitaine Corsican et moi, nous arrivions à Liverpool avec l'intention de prendre passage à bord du China, de la ligne Cunard, quand nous appr?mes que le Great Eastern allait tenter une nouvelle traversée entre l'Angleterre et l'Amérique: c'était une occasion. J'appris que vous étiez à bord: c'était un plaisir. Nous ne nous étions pas revus depuis trois ans, depuis notre beau voyage dans les états scandinaves. Je n'hésitai pas, et voilà pourquoi le tender nous a déposés hier en votre présence.
-- Mon cher Fabian, répondis-je, je crois que ni le capitaine Corsican ni vous ne regretterez votre décision. Une traversée de l'Atlantique sur ce grand bateau ne peut manquer d'être fort intéressante, même pour vous, si peu marins que vous soyez. Il faut avoir vu cela. Mais parlons de vous. Votre dernière lettre -- et elle n'a pas six semaines de date --, portait le timbre de Bombay. J'avais le droit de vous croire encore à votre régiment.
-- Nous y étions, il y a trois semaines, répondit Fabian. Nous y menions cette existence moitié militaire, moitié campagnarde des officiers indiens, pendant laquelle on fait plus de chasses que de razzias. Je vous présente même le capitaine Archibald comme un grand destructeur de tigres. C'est la terreur des jungles. Cependant, bien que nous soyons gar?ons et sans famille, l'envie nous a pris de laisser un peu de repos à ces pauvres carnassiers de la péninsule, et de venir respirer quelques molécules de l'air européen. Nous avons obtenu un congé d'un an, et aussit?t, par la mer Rouge, par Suez, par la France, nous sommes arrivés avec la rapidité d'un express dans notre vieille Angleterre.
-- Notre vieille Angleterre! répondit en souriant le capitaine Corsican, nous n'y sommes déjà plus, Fabian. C'est un navire anglais qui nous emporte, mais il est affrété par une compagnie fran?aise, et il nous conduit en Amérique. Trois pavillons différents flottent sur notre tête, et prouvent que nous foulons du pied un sol franco-anglo-américain.
-- Qu'importe! répondit Fabian, dont le front se rida un instant sous une impression douloureuse, qu'importe, pourvu que notre congé se passe! Il nous faut du mouvement. C'est la vie. Il est si bon d'oublier le passé, et de tuer le présent par le renouvellement des choses autour de soi! Dans quelques jours, nous serons à New York, où j'embrasserai ma soeur et ses enfants que je n'ai pas vus depuis plusieurs années. Puis nous visiterons les Grands Lacs. Nous redescendrons le Mississippi jusqu'à la Nouvelle-Orléans. Nous ferons une battue sur l'Amazone. De l'Amérique nous sauterons en Afrique, où les lions et les éléphants se sont donné rendez-vous au Cap pour fêter l'arrivée du capitaine Corsican, et de là nous reviendrons imposer aux cipayes les volontés de la métropole!?
Fabian parlait avec une volubilité nerveuse, et
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