Une ville flottante | Page 5

Jules Verne
et dégageaient les manoeuvres. On raidissait les haubans sur
leurs épais caps de mouton crochés à l'intérieur des bastingages. Vers

onze heures, les tapissiers finissaient d'enfoncer leurs derniers clous et
les peintres d'étendre leur dernière couche de peinture. Puis tous
s'embarquèrent sur le tender qui les attendait. Dès qu'il y eut pression
suffisante, la vapeur fut envoyée dans les cylindres de la machine
motrice du gouvernail, et les mécaniciens reconnurent que l'ingénieux
appareil fonctionnait régulièrement.
Le temps était assez beau. De grandes échappées de soleil se
prolongeaient entre les nuages qui se déplaçaient rapidement. À la mer,
le vent devait être fort et souffler en grande brise, ce dont se
préoccupait assez peu le Great Eastern.
Tous les officiers étaient à bord et répartis sur les divers points du
navire, afin de préparer l'appareillage. L'état-major se composait d'un
capitaine, d'un second, de deux seconds officiers, de cinq lieutenants,
dont un Français, M. H..., et d'un volontaire, Français également.
Le capitaine Anderson est un marin de grande réputation dans le
commerce anglais. C'est à lui que l'on doit la pose du câble
transatlantique. Il est vrai que s'il réussit là où ses devanciers
échouèrent, c'est qu'il opéra dans des conditions bien autrement
favorables, ayant le Great Eastern à sa disposition. Quoi qu'il en soit,
ce succès lui a mérité le titre de «sir», qui lui a été octroyé par la reine.
Je trouvai en lui un commandant fort aimable. C'était un homme de
cinquante ans, blond fauve, de ce blond qui maintient sa nuance en
dépit du temps et de l'âge, la taille haute, la figure large et souriante, la
physionomie calme, l'air bien anglais, marchant d'un pas tranquille et
uniforme, la voix douce, les yeux un peu clignotants, jamais les mains
dans les poches, toujours irréprochablement ganté, élégamment vêtu,
avec ce signe particulier, le petit bout de son mouchoir blanc sortant de
la poche de sa redingote bleue à triple galon d'or.
Le second du navire contrastait singulièrement avec le capitaine
Anderson. Il est facile à peindre; un petit homme vif, la peau très hâlée,
l'oeil un peu injecté, de la barbe noire jusqu'aux yeux, des jambes
arquées qui défiaient toutes les surprises du roulis. Marin actif, alerte,
très au courant du détail, il donnait ses ordres d'une voix brève, ordres
que répétait le maître d'équipage avec ce rugissement de lion enrhumé

qui est particulier à la marine anglaise. Ce second se nommait W... Je
crois que c'était un officier de la flotte, détaché, par permission spéciale,
à bord du Great Eastern. Enfin, il avait des allures de «loup de mer», et
il devait être de l'école de cet amiral français -- un brave à toute
épreuve --, qui, au moment du combat, criait invariablement à ses
hommes: «Allons, enfants, ne bronchez pas, car vous savez que j'ai
l'habitude de me faire sauter!»
En dehors de cet état-major, les machines étaient sous le
commandement d'un ingénieur en chef aidé de huit ou dix officiers
mécaniciens. Sous ses ordres manoeuvrait un bataillon de deux cent
cinquante hommes, tant soutiers que chauffeurs ou graisseurs, qui ne
quittaient guère les profondeurs du bâtiment.
D'ailleurs, avec dix chaudières ayant dix fourneaux chacune, soit cent
feux à conduire, ce bataillon était occupé nuit et jour. Quant à
l'équipage proprement dit du steamship, maîtres, quartiers-maîtres,
gabiers, timoniers et mousses, il comprenait environ cent hommes. De
plus, deux cents stewards étaient affectés au service des passagers.
Tout le monde se trouvait donc à son poste. Le pilote qui devait
«sortir» le Great Eastern des passes de la Mersey était à bord depuis la
veille. J'aperçus aussi un pilote français, de l'île de Molène, près
d'Ouessant, qui devait faire avec nous la traversée de Liverpool à New
York et, au retour, rentrer le steamship dans la rade de Brest.
«Je commence à croire que nous partirons aujourd'hui, dis-je au
lieutenant H...
-- Nous n'attendons plus que nos voyageurs, me répondit mon
compatriote.
-- Sont-ils nombreux?
-- Douze ou treize cents.» C'était la population d'un gros bourg. À onze
heures et demie, on signala le tender, encombré de passagers enfouis
dans les chambres, accrochés aux passerelles, étendus sur les tambours,
juchés sur les montagnes de colis qui surmontaient le pont. C'était,

comme je l'appris ensuite, des Californiens, des Canadiens, des
Yankees, des Péruviens, des Américains du Sud, des Anglais, des
Allemands, et deux ou trois Français. Entre tous se distinguaient le
célèbre Cyrus Field, de New York; l'honorable John Rose, du Canada;
l'honorable Mac Alpine, de New York; Mr et Mrs Alfred Cohen, de
San Francisco; Mr et Mrs Whitney, de Montréal; le capitaine Mac Ph...
et sa femme. Parmi les Français se trouvait le fondateur de la Société
des Affréteurs du Great Eastern, M. Jules D..., représentant de cette
Telegraph Construction and Maintenance Company, qui avait apporté
dans l'affaire une contribution
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