Une ville flottante | Page 4

Jules Verne
le
premier, au prix de cinq cent trente-huit mille sept cent cinquante
francs, pour l'établissement des nouvelles chaudières de l'hélice; le
second, au prix de six cent soixante- deux mille cinq cents francs, pour
réparations générales et installations du navire.
Avant d'entreprendre ces derniers travaux, le Board of Trade exigea
que le navire fût passé sur le gril, afin que sa coque pût être
rigoureusement visitée. Cette coûteuse opération faite, une longue
déchirure du bordé extérieur fut soigneusement réparée à grands frais.
On procéda alors à l'installation des nouvelles chaudières. On dut
changer aussi l'arbre moteur des routes qui avait été faussé pendant le
dernier voyage; cet arbre, coudé en son milieu pour recevoir la bielle

des pompes, fut remplacé par un arbre muni de deux excentriques, ce
qui assurait la solidité de cette pièce importante sur laquelle porte tout
l'effort. Enfin, et pour la première fois, le gouvernail allait être mû par
la vapeur.
C'est à cette délicate manoeuvre que les mécaniciens destinaient la
machine qu'ils ajustaient à l'arrière. Le timonier, placé sur la passerelle
du centre, entre les appareils à signaux des roues et de l'hélice, avait
sous les yeux un cadran pourvu d'une aiguille mobile qui lui donnait à
chaque instant la position de sa barre. Pour la modifier, il se contentait
d'imprimer un léger mouvement à une petite roue mesurant à peine un
pied de diamètre et dressée verticalement à portée de sa main. Aussitôt
des valves s'ouvraient; la vapeur des chaudières se précipitait par de
longs tuyaux de conduite dans les deux cylindres de la petite machine;
les pistons se mouvaient avec rapidité, les transmissions agissaient, et
le gouvernail obéissait instantanément à ses drosses irrésistiblement
entraînées. Si ce système réussissait, un homme gouvernerait, d'un seul
doigt, la masse colossale du Great Eastern. Pendant cinq jours, les
travaux continuèrent avec une activité dévorante. Ces retards nuisaient
considérablement à l'entreprise des affréteurs; mais les entrepreneurs ne
pouvaient faire plus. Le départ fut irrévocablement fixé au 26 mars. Le
25, le pont du steamship était encore encombré de tout l'outillage
supplémentaire.
Enfin, pendant cette dernière journée, les passavants, les passerelles, les
roufles se dégagèrent peu à peu; les échafaudages furent démontés; les
grues disparurent; l'ajustement des machines s'acheva; les dernières
chevilles furent frappées, et les derniers écrous vissés; les pièces polies
se couvrirent d'un enduit blanc qui devait les préserver de l'oxydation
pendant le voyage; les réservoirs d'huile se remplirent; la dernière
plaque reposa enfin sur sa mortaise de métal. Ce jour-là, l'ingénieur en
chef fit l'essai des chaudières. Une énorme quantité de vapeur se
précipita dans la chambre des machines. Penché sur l'écoutille,
enveloppé dans ces chaudes émanations, je ne voyais plus rien; mais
j'entendais les longs pistons gémir à travers leurs boîtes à étoupes, et les
gros cylindres osciller avec bruit sur leurs solides tourillons. Un vif
bouillonnement se produisait sous les tambours, pendant que les pales

frappaient lentement les eaux brumeuses de la Mersey. À l'arrière,
l'hélice battait les flots de sa quadruple branche. Les deux machines,
entièrement indépendantes l'une de l'autre, étaient prêtes à fonctionner.
Vers cinq heures du soir, une chaloupe à vapeur vint accoster. Elle était
destinée au Great Eastern. Sa locomobile fut détachée d'abord et hissée
sur le pont au moyen des cabestans. Mais, quant à la chaloupe
elle-même, elle ne put être embarquée. Sa coque d'acier était d'un poids
tel que les pistolets, sur lesquels on avait frappé les palans, plièrent
sous la charge, effet qui ne se fût pas produit, sans doute, si on les eût
soutenus au moyen de balancines. Il fallut donc abandonner cette
chaloupe; mais il restait encore au Great Eastern un chapelet de seize
embarcations accrochées à ses portemanteaux.
Ce soir-là, tout fut à peu près terminé. Les boulevards nettoyés
n'offraient plus trace de boue; l'armée des balayeurs avait passé par là.
Le chargement était entièrement achevé. Vivres, marchandises, charbon
occupaient les cambuses, la cale et les soutes. Cependant, le steamer ne
se trouvait pas encore dans ses lignes d'eau et ne tirait pas les neuf
mètres réglementaires. C'était un inconvénient polir ses roues, dont les
aubes, insuffisamment immergées, devaient nécessairement produire
une poussée moindre. Néanmoins, dans ces conditions, on pouvait
partir. Je me couchai donc avec l'espoir de prendre la mer le lendemain.
Je ne me trompais pas. Le 26 mars, au point du jour, je vis flotter au
mât de misaine le pavillon américain, au grand mât le pavillon français,
et à la corne d'artimon le pavillon d'Angleterre.

III
En effet, le Great Eastern se préparait à partir. De ses cinq cheminées
s'échappaient déjà quelques volutes de fumée noire. Une buée chaude
transpirait à travers les puits profonds qui donnaient accès dans les
machines. Quelques matelots fourbissaient les quatre gros canons qui
devaient saluer Liverpool à notre passage. Des gabiers couraient sur les
vergues
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