Une ville flottante | Page 6

Jules Verne
de vingt mille livres.
Le tender se rangea au pied de l'escalier de tribord. Alors commença
l'interminable ascension des bagages et des passagers, mais sans hâte,
sans cris, ainsi que font des gens qui rentrent tranquillement chez eux.
Des Français, eux, auraient cru devoir monter là comme à l'assaut, et se
comporter en véritables zouaves. Dès que chaque passager avait mis le
pied sur le pont du steamship, son premier soin était de descendre dans
les salles à manger et d'y marquer la place de son couvert. Sa carte ou
son nom crayonné sur un bout de papier suffisaient à lui assurer sa prise
de possession. D'ailleurs, un lunch était servi en ce moment et, en
quelques instants, toutes les tables furent garnies de convives, qui,
lorsqu'ils sont anglo-saxons, savent parfaitement combattre à coups de
fourchette les ennuis d'une traversée.
J'étais resté sur le pont afin de suivre tous les détails de l'embarquement.
À midi et demi, les bagages étaient transbordés. Je vis là, pêle-mêle,
mille colis de toutes formes, de toutes grandeurs, des caisses aussi
grosses que des wagons, qui pouvaient contenir un mobilier, de petites
trousses de voyage d'une élégance parfaite, des sacs aux angles
capricieux, et ces malles américaines ou anglaises, si reconnaissables
au luxe de leurs courroies, à leur bouclage multiple, à l'éclat de leurs
cuivres, à leurs épaisses couvertures de toile sur lesquelles se
détachaient deux ou trois grandes initiales brossées à travers des
découpages de fer-blanc. Bientôt tout ce fouillis eut disparu dans les
magasins, j'allais dire dans les gares de l'entrepont, et les derniers
manoeuvres, porteurs ou guides, redescendirent sur le tender, qui
déborda après avoir encrassé les pavois du Great Eastern des scories de

sa fumée.
Je retournais vers l'avant; quand soudain je me trouvai en présence de
ce jeune homme que j'avais entrevu sur le quai de New Prince. Il
s'arrêta en m'apercevant, et me tendit une main que je serrai aussitôt
avec affection.
«Vous, Fabian! m'écriai-je, vous, ici?
-- Moi-même, cher ami.
-- Je ne m'étais donc pas trompé, c'est bien vous que j'ai entrevu, il y a
quelques jours, sur la cale de départ?
-- C'est probable, me répondit Fabian, mais je ne vous ai pas aperçu.
-- Et vous venez en Amérique?
-- Sans doute! Un congé de quelques mois, peut-on le mieux passer
qu'à courir le monde?
-- Heureux le hasard qui vous a fait choisir le Great Eastern pour cette
promenade de touriste.
-- Ce n'est point un hasard, mon cher camarade. J'ai lu dans un journal
que vous preniez passage à bord du Great Eastern, et, comme nous ne
nous étions pas rencontrés depuis quelques années, je suis venu trouver
le Great Eastern pour faire la traversée avec vous.
-- Vous arrivez de l'Inde?
-- Parle Godavery, qui m'a débarqué avant-hier à Liverpool.
-- Et vous voyagez, Fabian?... lui demandai-je en observant sa figure
pâle et triste.
-- Pour me distraire, si je le puis», répondit, en me pressant la main
avec émotion, le capitaine Fabian Mac Elwin.

IV
Fabian m'avait quitté pour surveiller son installation dans la cabine 73,
de la série du grand salon, dont le numéro était porté sur son billet. En
ce moment, de grosses volutes de fumée tourbillonnaient à l'orifice des
larges cheminées du steamship. On entendait frémir la coque des
chaudières jusque dans les profondeurs du navire. La vapeur
assourdissante fusait par les tuyaux d'échappement et retombait en
pluie fine sur le pont. Quelques remous bruyants annonçaient que les
machines s'essayaient. L'ingénieur avait de la pression. On pouvait
partir.
Il fallut d'abord lever l'ancre. Le flot montait encore, et le Great
Eastern, évité sous sa poussée, lui présentait l'avant. Il était donc tout
paré pour descendre la rivière. Le capitaine Anderson avait dû choisir
ce moment pour appareiller, car la longueur du Great Eastern ne lui
permettait pas d'évoluer dans la Mersey. N'étant point entraîné par le
jusant, mais, au contraire, refoulant le flot rapide, il était plus maître de
son navire et plus certain de manoeuvrer habilement au milieu des
bâtiments nombreux qui sillonnaient la rivière. Le moindre
attouchement de ce colosse eût été désastreux.
Lever l'ancre dans ces conditions exigeait des efforts considérables. En
effet, le steamship, poussé par le courant, tendait les chaînes sur
lesquelles il était affourché. De plus, un vent violent du sud-ouest
trouvait prise sur sa masse et joignait son action à celle du flux. Il
fallait donc employer de puissants engins pour arracher les ancres
pesantes de leur fond de vase. Un «anchor-boat», sorte de bateau
destiné à cette opération, était venu se bosser sur les chaînes; mais ses
cabestans ne suffirent pas, et l'on dut se servir des appareils mécaniques
que le Great Eastern avait à sa disposition.
À l'avant, une machine de la force de soixante-dix chevaux était
disposée pour le hissage
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