Une vie | Page 8

Guy de Maupassant
deux chales, et la t��te ��touff��e d'une capeline noire que recouvrait encore un tricot rouge.
Alors, tra?nant son pied gauche, un peu plus lourd et qui avait d��j�� trac��, dans toute la longueur du chemin, l'un �� l'aller, l'autre au retour, deux sillons poudreux o�� l'herbe ��tait morte, elle recommen?ait sans fin un interminable voyage en ligne droite, depuis l'encoignure du chateau jusqu'aux premiers arbustes du bosquet. Elle avait fait placer un banc �� chaque extr��mit�� de cette piste; et toutes les cinq minutes elle s'arr��tait, disant �� la pauvre bonne patiente qui la soutenait:
-- Asseyons-nous, ma fille, je suis un peu lasse.
Et, �� chaque arr��t, elle laissait sur un des bancs tant?t le tricot qui lui couvrait la t��te, tant?t un chale, et puis l'autre, puis la capeline, puis la mante; et tout cela faisait, aux deux bouts de l'all��e, deux gros paquets de v��tements que Rosalie rapportait sur son bras libre quand on rentrait pour d��jeuner.
Et dans l'apr��s-midi, la baronne recommen?ait, d'une allure plus molle, avec des repos plus allong��s, sommeillant m��me une heure de temps en temps sur une chaise longue qu'on lui roulait dehors.
Elle appelait cela faire ?son exercice?, comme elle disait ?mon hypertrophie?.
Un m��decin consult�� dix ans auparavant, parce qu'elle ��prouvait des ��touffements, avait parl�� d'hypertrophie. Depuis lors ce mot, dont elle ne comprenait gu��re la signification, s'��tait ��tabli dans sa t��te. Elle faisait tater obstin��ment au baron, �� Jeanne ou �� Rosalie son coeur que personne ne sentait plus, tant il ��tait enseveli sous la bouffissure de sa poitrine; mais elle refusait avec ��nergie de se laisser examiner par aucun nouveau m��decin, de peur qu'on lui d��couvr?t d'autres maladies; et elle parlait de ?son? hypertrophie �� tout propos, et si souvent qu'il semblait que cette affection lui f?t sp��ciale, lui appart?nt comme une chose unique sur laquelle les autres n'avaient aucun droit.
Le baron disait ?l'hypertrophie de ma femme?, et Jeanne ?l'hypertrophie de maman?, comme ils auraient dit ?la robe, le chapeau, ou le parapluie?.
Elle avait ��t�� fort jolie dans sa jeunesse et plus mince qu'un roseau. Apr��s avoir vals�� dans les bras de tous les uniformes de l'Empire, elle avait lu Corinne qui l'avait fait pleurer; et elle ��tait demeur��e depuis comme marqu��e de ce roman.
�� mesure que sa taille s'��tait ��paissie, son ame avait pris des ��lans plus po��tiques; et quand l'ob��sit�� l'eut clou��e sur un fauteuil, sa pens��e vagabonda �� travers des aventures tendres dont elle se croyait l'h��ro?ne. Elle en avait des pr��f��r��es qu'elle faisait toujours revenir dans ses r��ves, comme une bo?te �� musique dont on remonte la manivelle r��p��te interminablement le m��me air. Toutes les romances langoureuses, o�� l'on parle de captives et d'hirondelles, lui mouillaient infailliblement les paupi��res; et elle aimait m��me certaines chansons grivoises de B��ranger, �� cause des regrets qu'elles expriment.
Elle demeurait souvent pendant des heures, immobile, ��loign��e dans ses songeries; et son habitation des Peuples lui plaisait infiniment parce qu'elle pr��tait un d��cor aux romans de son ame, lui rappelant et par les bois d'alentour, et par la lande d��serte, et par le voisinage de la mer, les livres de Walter Scott qu'elle lisait depuis quelques mois.
Dans les jours de pluie, elle restait enferm��e en sa chambre �� visiter ce qu'elle appelait ses ?reliques?. C'��taient toutes ses anciennes lettres, les lettres de son p��re et de sa m��re, les lettres du baron quand elle ��tait sa fianc��e, et d'autres encore.
Elle les avait enferm��es dans un secr��taire d'acajou portant �� ses angles des sphinx de cuivre; et elle disait d'une voix particuli��re:
-- Rosalie, ma fille, apporte-moi le tiroir aux souvenirs.
La petite bonne ouvrait le meuble, prenait le tiroir, le posait sur une chaise �� c?t�� de sa ma?tresse qui se mettait �� lire lentement, une �� une, ces lettres, en laissant tomber une larme dessus de temps en temps.
Jeanne, parfois, rempla?ait Rosalie et promenait petite m��re qui lui racontait des souvenirs d'enfance. La jeune fille se retrouvait dans ces histoires d'autrefois, s'��tonnant de la similitude de leurs pens��es, de la parent�� de leurs d��sirs; car chaque coeur s'imagine ainsi avoir tressailli avant tout autre sous une foule de sensations qui ont fait battre ceux des premi��res cr��atures et feront palpiter encore ceux des derniers hommes et des derni��res femmes.
Leur marche lente suivait la lenteur du r��cit que des oppressions, parfois, interrompaient quelques secondes; et la pens��e de Jeanne alors, bondissant par-dessus les aventures commenc��es, s'��lan?ait vers l'avenir peupl�� de joies, se roulait dans les esp��rances.
Un apr��s-midi, comme elles se reposaient sur le banc du fond, elles aper?urent tout �� coup, au bout de l'all��e, un gros pr��tre qui s'en venait vers elles.
Il salua de loin, prit un air souriant, salua de nouveau quand il fut �� trois pas et s'��cria:
-- Eh bien, madame la baronne, comment allons-nous?
C'��tait le cur�� du pays.
Petite m��re, n��e dans le si��cle des
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