Une vie | Page 5

Guy de Maupassant
d'herbe, un petit bois en bosquet terminait ce domaine, garanti des ouragans du large par cinq rangs d'ormes antiques, tordus, ras��s, rong��s, taill��s en pente comme un toit par le vent de mer toujours d��cha?n��.
Cette esp��ce de parc ��tait born��, �� droite et �� gauche, par deux longues avenues de peupliers d��mesur��s, appel��s peuples en Normandie, qui s��paraient la r��sidence des ma?tres des deux fermes y attenant, occup��es, l'une par la famille Couillard, l'autre par la famille Martin.
Ces peuples avaient donn�� leur nom au chateau. Au-del�� de cet enclos, s'��tendait une vaste plaine inculte, sem��e d'ajoncs, o�� la brise sifflait et galopait jour et nuit. Puis, soudain, la c?te s'abattait en une falaise de cent m��tres, droite et blanche, baignant son pied dans les vagues.
Jeanne regardait au loin la longue surface moir��e des flots qui semblaient dormir sous les ��toiles.
Dans cet apaisement du soleil absent, toutes les senteurs de la terre se r��pandaient. Un jasmin, grimp�� autour des fen��tres d'en bas, exhalait continuellement son haleine p��n��trante qui se m��lait �� l'odeur, plus l��g��re, des feuilles naissantes. De lentes rafales passaient, apportant les saveurs fortes de l'air salin et de la sueur visqueuse des varechs.
La jeune fille s'abandonna au bonheur de respirer; et le repos de la campagne la calma comme un bain frais.
Toutes les b��tes qui s'��veillent quand vient le soir et cachent leur existence obscure dans la tranquillit�� des nuits, emplissaient les demi-t��n��bres d'une agitation silencieuse. De grands oiseaux, qui ne criaient point, fuyaient dans l'air comme des taches, comme des ombres; des bourdonnements d'insectes invisibles effleuraient l'oreille; des courses muettes traversaient l'herbe pleine de ros��e ou le sable des chemins d��serts.
Seuls quelques crapauds m��lancoliques poussaient vers la lune leur note courte et monotone.
Il semblait �� Jeanne que son coeur s'��largissait, plein de murmures comme cette soir��e claire, fourmillant soudain de mille d��sirs r?deurs, pareils �� ces b��tes nocturnes dont le fr��missement l'entourait. Une affinit�� l'unissait �� cette po��sie vivante; et dans la molle blancheur de la nuit, elle sentait courir des frissons surhumains, palpiter des espoirs insaisissables, quelque chose comme un souffle de bonheur.
Et elle se mit �� r��ver d'amour.
L'amour! Il l'emplissait depuis deux ann��es de l'anxi��t�� croissante de son approche. Maintenant elle ��tait libre d'aimer; elle n'avait plus qu'�� le rencontrer, lui!
Comment serait-il? Elle ne le savait pas au juste et ne se le demandait m��me pas. Il serait lui, voil�� tout.
Elle savait seulement qu'elle l'adorerait de toute son ame et qu'il la ch��rirait de toute sa force. Ils se prom��neraient par les soirs pareils �� celui-ci, sous la cendre lumineuse qui tombait des ��toiles. Ils iraient, les mains dans les mains, serr��s l'un contre l'autre, entendant battre leurs coeurs, sentant la chaleur de leurs ��paules, m��lant leur amour �� la simplicit�� suave des nuits d'��t��, tellement unis qu'ils p��n��treraient ais��ment, par la seule puissance de leur tendresse, jusqu'�� leurs plus secr��tes pens��es.
Et cela continuerait ind��finiment, dans la s��r��nit�� d'une affection indescriptible.
Et il lui sembla soudain qu'elle le sentait l��, contre elle; et brusquement un vague frisson de sensualit�� lui courut des pieds �� la t��te. Elle serra ses bras contre sa poitrine, d'un mouvement inconscient, comme pour ��treindre son r��ve; et, sur sa l��vre tendue vers l'inconnu, quelque chose passa qui la fit presque d��faillir, comme si l'haleine du printemps lui e?t donn�� un baiser d'amour.
Tout �� coup, l��-bas, derri��re le chateau, sur la route, elle entendit marcher dans la nuit. Et dans un ��lan de son ame affol��e, dans un transport de foi �� l'impossible, aux hasards providentiels, aux pressentiments divins, aux romanesques combinaisons du sort, elle pensa: ?Si c'��tait lui?? Elle ��coutait anxieusement le pas rythm�� du marcheur, s?re qu'il allait s'arr��ter �� la grille pour demander l'hospitalit��.
Lorsqu'il fut pass��, elle se sentit triste comme apr��s une d��ception. Mais elle comprit l'exaltation de son espoir et sourit �� sa d��mence.
Alors, un peu calm��e, elle laissa flotter son esprit au courant d'une r��verie plus raisonnable, cherchant �� p��n��trer l'avenir, ��chafaudant son existence.
Avec lui elle vivrait ici, dans ce calme chateau qui dominait la mer. Elle aurait sans doute deux enfants, un fils pour lui, une fille pour elle. Et elle les voyait courant sur l'herbe, entre le platane et le tilleul, tandis que le p��re et la m��re les suivraient d'un oeil ravi, en ��changeant par-dessus leurs t��tes des regards pleins de passion.
Et elle resta longtemps, longtemps, �� r��vasser ainsi, tandis que la lune, achevant son voyage �� travers le ciel, allait dispara?tre dans la mer.
L'air devenait plus frais. Vers l'orient, l'horizon palissait. Un coq chanta dans la ferme de droite; d'autres r��pondirent dans la ferme de gauche. Leurs voix enrou��es semblaient venir de tr��s loin �� travers la cloison des poulaillers; et dans l'immense vo?te du ciel, blanchie insensiblement, les ��toiles disparaissaient.
Un petit cri d'oiseau s'��veilla quelque part. Des gazouillements, timides d'abord, sortirent des
Continue reading on your phone by scaning this QR Code

 / 92
Tip: The current page has been bookmarked automatically. If you wish to continue reading later, just open the Dertz Homepage, and click on the 'continue reading' link at the bottom of the page.