Une vie | Page 3

Guy de Maupassant
et la gaiet�� de sa fille partit en une fus��e de rires.
Le baron ramassa l'argent, et, le lui posant sur les genoux:
-- Voici, ma ch��re amie, tout ce qui reste de ma ferme d'��letot. Je l'ai vendue pour faire r��parer les Peuples o�� nous habiterons souvent d��sormais.
Elle compta six mille et quatre cents francs et les mit tranquillement dans sa poche.
C'��tait la neuvi��me ferme vendue ainsi, sur trente et une que leurs parents avaient laiss��es. Ils poss��daient cependant encore environ vingt mille livres de rentes en terres qui, bien administr��es, auraient facilement rendu trente mille francs par an.
Comme ils vivaient simplement, ce revenu aurait suffi s'il n'y avait eu dans la maison un trou sans fond toujours ouvert, la bont��. Elle tarissait l'argent dans leurs mains comme le soleil tarit l'eau des mar��cages. Cela coulait, fuyait, disparaissait. Comment? Personne n'en savait rien. �� tout moment l'un d'eux disait:
-- Je ne sais comment cela s'est fait, j'ai d��pens�� cent francs aujourd'hui sans rien acheter de gros.
Cette facilit�� de donner ��tait, du reste, un des grands bonheurs de leur vie; et ils s'entendaient sur ce point d'une fa?on superbe et touchante.
Jeanne demanda:
-- Est-ce beau, maintenant, mon chateau?
Le baron r��pondit gaiement:
-- Tu verras, fillette.
Mais peu �� peu, la violence de l'averse diminuait; puis ce ne fut plus qu'une sorte de brume, une tr��s fine poussi��re de pluie voltigeant. La vo?te des nu��es semblait s'��lever, blanchir; et soudain, par un trou qu'on ne voyait point, un long rayon de soleil oblique descendit sur les prairies.
Et, les nuages s'��tant fendus, le fond bleu du firmament parut; puis la d��chirure s'agrandit, comme un voile qui se d��chire; et un beau ciel pur, d'un azur net et profond, se d��veloppa sur le monde.
Un souffle frais et doux passa, comme un soupir heureux de la terre; et, quand on longeait des jardins ou des bois, on entendait parfois le chant alerte d'un oiseau qui s��chait ses plumes.
Le soir venait. Tout le monde dormait maintenant dans la voiture, except�� Jeanne. Deux fois on s'arr��ta dans des auberges pour laisser souffler les chevaux et leur donner un peu d'avoine avec de l'eau.
Le soleil s'��tait couch��; des cloches sonnaient au loin. Dans un petit village on alluma les lanternes; et le ciel aussi s'illumina d'un fourmillement d'��toiles. Des maisons ��clair��es apparaissaient de place en place, traversant les t��n��bres d'un point de feu; et tout d'un coup, derri��re une c?te, �� travers des branches de sapins, la lune, rouge, ��norme, et comme engourdie de sommeil, surgit.
Il faisait si doux que les vitres demeuraient baiss��es. Jeanne, ��puis��e de r��ve, rassasi��e de visions heureuses, se reposait maintenant. Parfois l'engourdissement d'une position prolong��e lui faisait rouvrir les yeux; alors elle regardait au-dehors, voyait dans la nuit lumineuse passer les arbres d'une ferme, ou bien quelques vaches ?�� et l�� couch��es en un champ, et qui relevaient la t��te. Puis elle cherchait une posture nouvelle, essayait de ressaisir un songe ��bauch��; mais le roulement continu de la voiture emplissait ses oreilles, fatiguait sa pens��e et elle refermait les yeux, se sentant l'esprit courbatur�� comme le corps.
Cependant on s'arr��ta. Des hommes et des femmes se tenaient debout devant les porti��res avec des lanternes �� la main. On arrivait. Jeanne, subitement r��veill��e, sauta bien vite. P��re et Rosalie, ��clair��s par un fermier, port��rent presque la baronne tout �� fait ext��nu��e, geignant de d��tresse, et r��p��tant sans cesse d'une petite voix expirante:
-- Ah! mon Dieu! mes pauvres enfants!
Elle ne voulut rien boire, rien manger, se coucha et tout aussit?t dormit.
Jeanne et le baron soup��rent en t��te-��-t��te.
Ils souriaient en se regardant, se prenaient les mains �� travers la table; et, saisis tous deux d'une joie enfantine, ils se mirent �� visiter le manoir r��par��.
C'��tait une de ces hautes et vastes demeures normandes tenant de la ferme et du chateau, baties en pierres blanches devenues grises, et spacieuses �� loger une race.
Un immense vestibule s��parait en deux la maison et la traversait de part en part, ouvrant ses grandes portes sur les deux faces. Un double escalier semblait enjamber cette entr��e, laissant vide le centre, et joignant au premier ses deux mont��es �� la fa?on d'un pont.
Au rez-de-chauss��e, �� droite, on entrait dans le salon d��mesur��, tendu de tapisseries �� feuillages o�� se promenaient des oiseaux. Tout le meuble, en tapisserie au petit point, n'��tait que l'illustration des Fables de La Fontaine; et Jeanne eut un tressaillement de plaisir en retrouvant une chaise qu'elle avait aim��e, ��tant tout enfant, et qui repr��sentait l'histoire du Renard et de la Cigogne.
�� c?t�� du salon s'ouvraient la biblioth��que, pleine de livres anciens, et deux autres pi��ces inutilis��es; �� gauche, la salle �� manger en boiseries neuves, la lingerie, l'office, la cuisine et un petit appartement contenant une baignoire.
Un corridor coupait en long tout le premier ��tage. Les dix portes des dix chambres s'alignaient sur
Continue reading on your phone by scaning this QR Code

 / 92
Tip: The current page has been bookmarked automatically. If you wish to continue reading later, just open the Dertz Homepage, and click on the 'continue reading' link at the bottom of the page.