Une politique europèenne : la France, la Russie, lAllemagne et la guerre au Transvaal | Page 6

Etienne Grosclaude
par des membres alertes et vigoureux.
Et l'oeuvre réalisée en vingt ans d'une initiative coloniale aussi
heureuse que vaillante, et favorisée contre toute attente par un esprit de
suite qui faisait défaut partout alentour, s'est trouvée compromise par
l'effet de la volonté d'un gouvernement incapable d'étendre son
application à d'autres objets que ceux de la lutte des partis.
Depuis l'époque lointaine,--en ce temps-là M. Chamberlain ne s'élevait
pas encore au-dessus de la chaussure,--depuis que le désastreux
accident d'une fausse manoeuvre parlementaire entre Gambetta et M.
de Freycinet nous a fait perdre l'Égypte méditerranéenne, les
symptômes progressifs de notre affaissement intérieur se sont
normalement développés jusqu'au jour où il a été reconnu que nous
étions mûrs pour l'affolement: alors, il a suffi de la menace de
Fachoda,--merveilleusement mise en scène, il est vrai,--pour nous faire
abandonner précipitamment le Soudan Nilotique aux mains d'un larron,
dont la terrifiante escopette n'était pas chargée d'une autre poudre que
celle que l'on jette aux yeux, et dont la seule chance sérieuse de nous
réduire résidait dans son ascendant moral. Ce fut alors que le marquis
de Salisbury fit signer à la France, sous le nom de Déclaration
additionnelle à la Convention franco-anglaise du 14 juin 1898, le billet
de Fualdès, tandis que M. Chamberlain tournait frénétiquement l'orgue

de Barbarie de ses Rudyard Kipling.
La grandiose conception du chemin de fer du Cap au Caire trouvait dès
lors, de ce côté, une fondation puissante; il restait à en établir l'autre
pilier en agglomérant les moellons de l'Afrique du Sud par la réduction
du Transvaal, corps étranger, dont la substance réfractaire empêchait le
ciment de prendre. Il faudrait ensuite assurer le soutènement de la voûte
médiane par un accord,--il serait peut-être plus exact de dire par un
raccord,--soit avec la colonie allemande de l'Est-Africain, soit avec
l'État indépendant du Congo, qui s'étendent, bout à bout, de l'un à
l'autre océan, en travers de la route virtuelle du Nord au Sud.
La souveraineté de l'Afrique tiendrait tout entière dans cette entreprise,
qui prétend donner au continent noir une colonne vertébrale
gigantesque, un back-bone, dont le noeud vital serait le Caire et dont
les circonvolutions cérébrales auraient leur centre à Londres.
Une fois pourvue de cet instrument de domination qui mettrait le
Zambèse et le Congo sous sa main déjà posée sur tout le Nil et sur le
Bas-Niger, l'Angleterre n'aurait plus qu'à s'installer à Delagoa-Bay, qui
commande l'océan Indien, et c'en serait fait à l'instant de l'oeuvre
coloniale patiemment élaborée, au prix de quels sacrifices et de quels
dévouements par la France et, aussi, par l'Allemagne.
La conquête du Transvaal représente pour l'Angleterre trois éléments
d'un intérêt capital: c'est la création d'un empire sud-africain aussi
puissant que celui des Indes et moins exposé aux convoitises de
voisinage; c'est l'accaparement des richesses minières qui constituent
un trésor dans lequel il n'y aura qu'à puiser pour alimenter les dépenses
incalculables d'une installation de cette envergure; c'est enfin la prise de
possession de la baie de Delagoa, qui sera dans le jeu de l'Angleterre un
atout aussi précieux que Gibraltar: la rade de Lourenço-Marquès étant
appelée à fournir, au prix de certains travaux, l'un des plus beaux ports
du monde, et à devenir le grand déversoir des charbons de l'Afrique du
Sud.
Tout cela va tomber inévitablement aux mains de l'Angleterre, qui,
comme l'avare Achéron, ne lâche point sa proie, et c'en est fait de

l'Afrique pour les autres nations de l'Europe, à moins qu'une voix ne se
fasse entendre pour appeler le monde pacifique au soutien d'un
équilibre sud-africain qui pourrait être, avec une stabilité infiniment
moins précaire, l'utile contrepoids de cet équilibre européen dont la
recherche a troublé plus de cervelles que la poursuite du mouvement
perpétuel.
L'historique de la question sud-africaine a été tracé maintes fois depuis
que le conflit anglo-transvaalien, passant graduellement de la forme
chronique à l'état aigu, tient l'Europe en émoi. Il se lie d'ailleurs
étroitement à la désolante histoire de la compétition anglo-française en
Égypte, qui marque la première étape de l'Impérialisme africain[1].
Depuis le temps où lord Palmerston combattait l'oeuvre civilisatrice de
Ferdinand de Lesseps par les procédés inqualifiables que M. Charles
Roux dénonçait récemment dans une étude magistrale[2] sur le canal de
Suez--(l'un de ces moyens d'obstruction consistait à soulever les
Fellahs)--jusqu'à M. Chamberlain, armant les noirs contre les colons
hollandais, c'est la même lutte que soutient l'Angleterre contre
quiconque porte ombrage à cette prépotence de droit divin, à ce
«Paramount Power» qu'elle revendique et dont les exigences dans
l'Afrique du Sud revêtent l'exclusivisme d'une sorte de doctrine de
Monroe.
[Note 1: Il ne nous appartient pas de nous arrêter sur ce point et nous ne
croyons pouvoir mieux faire que de signaler l'ouvrage de M. De Caix,
pleinement documenté, nettement déduit, fermement conclu: Fachoda
(la France et l'Angleterre).--Librairie Africaine et Coloniale J. André.]
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