Une politique europèenne : la France, la Russie, lAllemagne et la guerre au Transvaal | Page 5

Etienne Grosclaude
politique dans la flibusterie Rhodes-Jameson et sur la collusion
avec les coupables du juge-enquêteur apposant sa signature au bas d'un
rapport mensonger; on pourrait aussi, comme l'a fait M. Pierre Mille du
Temps, s'enquérir là-dessus auprès de l'éditeur du Manchester
Guardian ou auprès de M. Wilson, qui a nettement dévoilé les
spéculations fantastiques dont s'échauffe le patriotisme des promoteurs
de l'expédition sud-africaine, fanatiques défenseurs des Uitlanders, ces
intéressants millionnaires, dont la «lande natale» est le parquet de la
Bourse, comme le dit, dans le Truth, M. Labouchère, qui paraît être, lui
aussi, fort bien renseigné sur l'homme du jour, sur sa participation
personnelle aux petites et aux grandes affaires du Transvaal et de la
Chartered, aussi bien qu'aux opérations fructueusement liquidées, grâce
à lui, par la Compagnie Royale du Niger.
Voici l'horoscope que M. Labouchère tirait, il y a quelques mois, sur ce
grand entrepreneur de spéculation à main armée:
Si lord Salisbury ne surveille pas avec soin son secrétaire d'État, nous
nous trouverons engagés dans une guerre, au Sud-Africain, et non avec
le seul Transvaal,--guerre dans laquelle les sympathies de la majorité
des habitants du Cap seront tournées vers nos adversaires,--guerre qui
n'aura d'autre but que de satisfaire la rancune de M. Chamberlain contre
le président Krüger.
M. Chamberlain n'est pas un homme d'État. Hors du pouvoir, ses
projets apparaissent et disparaissent comme les averses d'avril. Une,
fois au pouvoir, son grand but est de mettre ses collègues dans
l'embarras. Si on l'avait laissé faire, nous aurions eu la guerre avec la
Russie, la France, les États-Unis et l'Allemagne... Dans ma conviction,
M. Chamberlain est le plus dangereux ministre impérial qui ait jamais
dirigé le département des Colonies. Si lord Salisbury n'avait pas
énergiquement retenu M. Chamberlain, nos colonies en arriveraient
bientôt à abhorrer le lien qui les attache à nous, et l'avidité pour les
annexions africaines nous aurait déjà jetés dans un conflit avec une ou
plusieurs puissances européennes.»

Cette page prophétique marque une des escarmouches de la guerre de
broussailles qui se poursuit au jour le jour entre le lyrisme brutal de
Kipling, d'Austin et des pourvoyeurs de music halls, enrôlés avec eux
sous la bannière de l'Impérialisme, et l'humour acéré du vieil esprit
critique anglais, dont le directeur du Truth est le protagoniste le plus
brillant et le plus redouté.
Sa causticité ronge le foie des puritains d'État qui out engagé l'honneur
de l'Angleterre dans une guerre effroyable, dont le principe est ce qu'il
appelle en argot de bourse un «slump in Kafftirs»--un coup sur les
Cafres,--et dont le but humanitaire est de secourir contre les sataniques
fermiers boers ces petits agneaux de financiers des mines d'or, «les
ilotes du Rand» comme les appelle sir Alfred Milner. Il est vrai que
cette qualification avait été utilisée, trois ans auparavant par M.
Léonard, l'audacieux mais fugitif entrepreneur de la révolution de
Johannesburg, ce soulèvement imprévu des misères capitalistes, qui a
inspiré à M. Cecil Rhodes devant la commission d'enquête
parlementaire ce mot d'une profondeur vertigineuse: «J'ai fourni des
fonds pour la révolution de Johannesburg, mais pas tous; ce n'est pas
mon affaire de dire qui a fourni le reste. C'était, je le reconnais, une
révolution subventionnée, comme toutes les révolutions!»
Cet aveu du dictateur de l'Impérialisme sud-africain en dit plus que tous
les sarcasmes de ses adversaires sur une politique dont on trouverait la
clé dans une citation de l'économiste Nébénius: «La guerre est le temps
de moisson des capitalistes.» écrit-il dans ses Considérations sur la
situation économique, de la Grande-Bretagne.
Voilà sans doute pourquoi la sanglante expédition engagée contre le
Transvaal soulève l'enthousiasme de la bourgeoisie anglaise, composée
de businessmen, dont M. Chamberlain est le type le plus accompli;
voilà pourquoi, d'autre part, elle a fait retentir jusque dans l'enceinte du
Parlement la protestation discrète et résignée de lord Kimberley et de
sir Campbell Bannerman, la réprobation formelle de sir William
Harcourt et l'indignation de John Morley, que toute l'Angleterre
appelait honest John quand elle n'avait pas encore perdu la notion de
l'honnêteté.

M. Chamberlain est l'ennemi personnel du genre humain, mais sa
combativité s'est revêtue d'une armure de prudence en Extrême-Orient,
où il a trouvé à qui parler: inquiétants partenaires auprès desquels il
fallait être le convive «à la longue cuiller», adversaires plus redoutables
encore, en face desquels on devrait sortir des armes d'une taille
proportionnée à la cuiller en question. Là, tout s'est borné de sa part à
quelques écarts de langage, à des provocations purement verbales pour
amuser la galerie.
C'est ainsi qu'il fut amené à tourner ses batteries sur l'Afrique, où ne se
trouvait devant lui qu'un compétiteur en pleine croissance territoriale
mais moralement amoindri par une démoralisation politique qui laissait
à la merci du quidam assez audacieux pour en imposer à un esprit
affaibli, tout le bénéfice du travail vaillamment et persévéramment
accompli
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