Une femme dargent | Page 8

Hector Malot
n'a pas faite, qui l'a décidé à embrasser la carrière militaire.
--Capitaine et attaché militaire à l'ambassade d'Italie, ce n'est peut-être
pas un moyen pratique de payer ces dettes.
--En ce moment non, mais plus tard; et puis en tous cas cela vaut mieux
que de traîner une vie inoccupée dans un château du Milanais; on lui
reconnaît un bel avenir.
--Enfin il vous plaît.
--Il plaît beaucoup à ma femme, et il ne déplaît point à Marcelle; pour
moi, j'avoue que j'aimerais mieux pour gendre un Français qui ne serait
pas soldat, mais je ne contrarierai pas le goût de ma fille, si je vois
qu'elle doit être malheureuse en ne devenant pas la femme
d'Evangelista.
--Ah! il se nomme Evangelista?
--Evangelista marchese Collio; il est le dernier représentant d'une
grande famille du Milanais; mais vous pensez bien que ce n'est pas là
ce qui me touche, je n'ai pas d'ambition nobiliaire; je ne veux que le
bonheur de ma fille.
--Le bonheur des siens, parbleu!
--Mon Dieu oui, est-il rien de plus doux que de rendre heureux ceux
qu'on aime? A ce propos, je dois vous prévenir que je ne viendrai pas
demain à Paris, de façon à ce que nous nous entendions aujourd'hui sur
les recommandations que vous pouvez avoir à me faire.

--Moi des recommandations à te faire, mon cher Fourcy, vraiment ce
serait bien drôle.
--C'est l'anniversaire de notre mariage, et pour nous c'est la grande fête
de la famille; nous célébrerons demain cette fête après vingt ans de
mariage, avec autant de joie que nous l'avons célébrée après notre
première année, et même avec un bonheur plus complet encore,
puisque nos enfants s'associeront à nous.
--Sais-tu que tu es un homme unique au monde, mon brave Jacques; ce
que je n'ai jamais rencontré: pleinement heureux et digne de son
bonheur; je t'admire encore plus que je ne t'envie; j'admire ton
existence entre une femme que tu aimes comme si tu avais vingt ans et
des enfants qui sont aussi bons que charmants; j'admire la sagesse de ta
vie et la modération de ton caractère; et cela je peux dire que je l'envie
autant que je l'admire.
Puis tout à coup, changeant de ton, comme s'il obéissait à une pensée
qui venait de se présenter à son esprit;
--Et en quoi consiste cette fête d'anniversaire? demanda-t-il.
--Le matin un landau viendra nous prendre à Nogent et nous conduira
au restaurant Gillet, à l'entrée du bois de Boulogne; c'est là que s'est fait
notre dîner de noces quand je n'étais encore que caissier, et nous allons
y déjeuner une fois tous les ans, ma femme, nos deux enfants et moi ce
jour même de notre anniversaire; c'est par là que commence notre fête,
puis ensuite nous faisons une promenade en voiture dans le bois et
autour du lac comme nous en avons fait une le jour de notre mariage,
nous passons aux endroits où nous avons passé; c'est un pèlerinage. «Te
souviens-tu?» et nous remontons de vingt ans en arrière.
--Si on pouvait y rester.
--Nous n'y tenons pas; notre présent est aussi heureux que l'a été notre
passé et pour moi ma femme a toujours les seize ans qu'elle avait à
l'époque de notre mariage. Notre promenade faite, nous rentrons grand
train à la maison pour recevoir nos amis qui viennent nous apporter

leurs compliments et dîner avec nous.
--Alors, la table est complète?
--Avec toutes ses rallonges, oui, cependant nous n'avons que nos amis
intimes auxquels se joindront cette année votre fils puisqu'il est notre
hôte, et aussi le marquis Collio.
--De sorte que si je te demandais une place à cette table, il serait
impossible de me la trouver.
--Vous, monsieur Amédée!
--Et pourquoi pas?
Fourcy était manifestement sous le coup d'une profonde émotion, d'un
trouble de joie; il attendit quelques secondes avant de répondre:
--Parce qu'il est des faveurs qu'on désire vivement, dit-il enfin d'une
voix vibrante, mais que précisément pour cela on n'ose pas solliciter.
--Laisse-moi te dire, mon bon Jacques, que tu me traites beaucoup trop
cérémonieusement. Pourquoi ne m'as-tu jamais invité chez toi? Tu vas
me répondre: «Pourquoi n'êtes-vous jamais venu?» Et tu auras raison,
au moins jusqu'à un certain point. Mais comment veux-tu que dans le
tourbillon qui m'emporte j'aie le temps de faire ce que je désire? Je vais
où la fantaisie de l'heure présente m'entraîne et jamais où j'avais décidé
la veille d'aller. Voilà comment jusqu'à présent je n'ai jamais pu te faire
ma visite à Nogent. Maintenant qu'une bonne occasion se présente, je la
saisis au passage, et si tu veux de moi, demain je serai ton convive,
avec tes autres amis.
Fourcy se leva vivement et venant à M. Charlemont, il lui prit les deux
mains qu'il serra avec effusion.
--Ne suis-je pas ton plus vieil
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