ami, dit M. Charlemont, et ne devrais-tu
pas agir avec moi sans cette réserve et cette discrétion que tu apportes
dans nos relations, comme si tu étais encore le petit Jacques; ne
sommes-nous pas associés?
Puis, s'arrêtant sur ce mot, mais pour reprendre aussitôt:
--Puisque ce mot est prononcé entre nous, je te préviens que mon
intention est que désormais il soit une réalité; si cette maison a repris
un peu de son ancienne prospérité, c'est à toi qu'elle le doit, car entre
mes mains elle aurait fini par s'effondrer. Il est juste que celui qui l'a
relevée et qui la soutient participe aux bénéfices qu'elle donne. A partir
du 1er janvier prochain tu auras donc une part dans les bénéfices qu'elle
produit, et cela dans une proportion que nous discuterons et que nous
arrêterons ensemble. Pour aujourd'hui je n'ai voulu que poser le
principe.
L'émotion de Fourcy était si vive qu'elle l'empêcha de trouver des
paroles pour traduire ce qui se passait en lui: l'associé de la maison
Charlemont, lui le petit Jacques, le fils du garçon de bureau!
M. Charlemont s'était levé et au moment où Fourcy allait enfin pouvoir
exprimer ses sentiments de reconnaissance et de joie il lui coupa la
parole:
--A demain, dit-il.
--Mais, monsieur, vous me laisserez bien...
--Rien, dit-il, à demain, je suis pressé.
Et il partit sans rien vouloir entendre, marchant gaillardement en
chantonnant.
IV
C'était après la guerre que Fourcy avait acheté sa maison de Nogent.
En se promenant un dimanche avec sa femme et ses deux jeunes
enfants, pour visiter les positions occupées par les armées et se rendre
compte par les yeux des combats dont ils avaient lu ou entendu les
récits, ils étaient entrés dans une propriété où l'on avait établi une
batterie.
C'était dans la grande rue: au milieu des maisons, ils avaient trouvé une
allée ouverte entre deux murs garnis de lierre du haut en bas, et en la
suivant, ils étaient arrivés sur une pelouse qui s'étalait entre des
communs et une grande maison de belle apparence, sans trop savoir où
ils allaient, et surtout sans se douter de la vue qu'ils allaient rencontrer
là: à leurs pieds, ils avaient la Marne, dont le cours, gracieusement
arrondi, était dessiné par une double ligne d'arbres, qui, çà et là, au
caprice des branches et du feuillage, ouvrait des perspectives
changeantes sur les eaux miroitantes de la rivière: à leur gauche le
viaduc du chemin de fer passant à travers les cimes des peupliers; à leur
droite, le village de Joinville se profilant nettement sur le ciel: enfin en
face d'eux, au delà des prairies, les coteaux qui montent doucement
pour aller finir d'un côté à Noisy et de l'autre à Chennevières, se
perdant dans des profondeurs vaporeuses.
On était au printemps et il faisait une de ces journées de bonne chaleur
et de lumière gaie où l'on se sent heureux de vivre; après être restés
enfermés pendant huit mois privés d'air et de verdure, cette sortie dans
la campagne avec un horizon où les yeux s'enfonçaient librement, était
une griserie pour eux.
Tandis que le mari et la femme, assis sur un arbre abattu dans les
herbes, regardaient le panorama qui se déroulait devant leurs yeux, les
enfants jouaient dans le jardin à escalader à quatre pattes les
épaulements de la batterie ou à courir à travers les gazons coupés
d'ornières, creusées par les caissons et les prolonges.
Élevée au milieu d'une pelouse à l'un des angles de la maison, celui-là
même d'où la vue s'étendait librement sur les coteaux opposés, cette
batterie avait naturellement attiré les obus prussiens, dont quelques-uns
avaient atteint la pauvre maison, éventrant la toiture et déchirant sa
façade.
Comme il n'y avait rien à prendre dans cette maison abandonnée et
pillée plusieurs fois, elle était ouverte à tous venants sans qu'il y eût là
un jardinier ou un concierge pour la garder; cependant elle était à
l'intérieur moins dévastée que bien d'autres, et cela précisément parce
qu'elle avait été exposée au bombardement, les obus allemands lui
ayant été plus cléments que ne l'eussent été les francs tireurs ou les
mobiles s'ils l'avaient occupée. Ainsi, les portes, les lambris, les
parquets n'étaient point brûlés, les marbres des cheminées n'étaient
point tailladés à coups de sabre, les glaces n'étaient point percées de
trous de balles et les pièces où n'avaient point pénétré les éclats d'obus
étaient à peu près intactes.
Justement ces lambris et ces cheminées étaient fort jolis, car la maison
datait de la fin du dix-huitième siècle, et tout ce qui était décoration
avait été traité dans le goût de l'époque; il y avait là des chambranles,
des moulures, des dessus de porte en marbre et en bois qui étaient des
oeuvres d'art charmantes.
La visite de M. et madame Fourcy avait été
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