Une femme dargent | Page 5

Hector Malot
devoir; mais par le plaisir, puis enfin par l'amour,
et que, quand elle avait eu seize ans, il lui avait demandé si elle voulait
devenir sa femme: il avait, lui trente-six ans, mais il venait d'être
nommé caissier en chef de la maison Charlemont. Elle avait accepté.

III
Il y avait près d'un mois que M. Charlemont n'était venu à sa maison de
banque, lorsqu'un matin on le vit descendre de son phaéton et tous les
yeux qui pouvaient l'apercevoir se tournèrent d'un même mouvement
vers la cour.
Il arrivait d'Angleterre, où il avait été pour voir courir ses chevaux,
disaient les uns, pour accompagner sa maîtresse la comédienne Céline
Faravel, qui donnait des représentations à Londres, disaient les autres.
Aussi s'éleva-t-il une rumeur dans les bureaux lorsque courut ce mot,
répété de bouche en bouche: «Voilà le patron»; et plus d'un curieux se
mit-il à la fenêtre.
--Voyons donc s'il est changé.

--Et pourquoi voulez-vous qu'il soit changé?
--Dame, un mois de Céline Faravel!
--Eh bien, après?
--A son âge.
--Il est plus jeune que vous qui avez trente ans; et puis ce n'est pas pour
Céline Faravel qu'il a été à Londres, c'est pour ses chevaux.
--Mettons que c'est pour ses chevaux et pour sa maîtresse.
--Pour ses chevaux seulement, et il a joliment tiré profit de son voyage,
il a vendu une part de son écurie de course à Naïma-Effendi pour cinq
cent mille francs et il en garde la direction; si le Turc gagne quelque
chose, je connais quelqu'un qui sera bien étonné.
--Pas maladroit, le patron, quand il veut s'en donner la peine.
--Le malheur est qu'il ne se donne de la peine que pour ce qui n'en vaut
pas la peine; ah! s'il voulait employer son habileté au profit de la
maison!
--Enfin, le trouvez-vous changé?
--Pas du tout; aussi vert, aussi fringant, aussi vainqueur que toujours, il
ne changera jamais.
Pendant ce temps, il avait monté l'escalier et, arrivé dans son cabinet, il
avait tiré un cordon de sonnette, puis, quand il avait été installé dans un
fauteuil en face de la fenêtre ouverte, il avait jeté sa jambe droite par
dessus sa jambe gauche, et au domestique qui s'était empressé
d'accourir, il avait adressé sa phrase habituelle:
--Prévenez M. Fourcy que je suis arrivé.
Pourcy s'était présenté presque aussitôt, suivi de son secrétaire chargé
de papiers et M. Charlemont lui avait dit, comme d'ordinaire, sans se

lever et en lui tendant la main:
--Bonjour, Jacques, comment vas-tu?
--C'est à vous, monsieur, qu'il faut adresser cette demande.
--Bien, très bien, comme tu vois; quoi de nouveau?
--Mes lettres, dit Fourcy, en s'asseyant au bureau, ont dû vous tenir au
courant.
--Elles ont dû, cela est vrai, seulement je t'avoue que je n'ai pas eu le
temps de les lire toutes; j'ai été entraîné dans un tourbillon; c'était la fin
de la saison, à peine ai-je trouvé le temps de faire ma toilette; sais-tu
qu'à Londres, dans ce pays de la suie, il faut, pour être à peu près
propre, changer de chemise trois ou quatre fois par jour; alors, tu
comprends, n'est-ce pas?
Fourcy comprit d'autant mieux qu'il était habitué à ces façons de son
chef, l'homme de Paris assurément qui avait la plus vive répugnance
pour la lecture manuscrite aussi bien qu'imprimée, et, tout de suite, sans
perdre son temps en plaintes ou en remontrances vaines, il se mit à
exposer, pièces en mains, ce qu'il avait déjà raconté par ses lettres,
c'est-à-dire ce qui s'était passé pendant l'absence de M. Charlemont.
Tout d'abord celui-ci écouta assez attentivement, décidant d'un mot les
cas qui étaient soumis à son appréciation et qui exigeaient une solution;
mais bientôt il donna des signes manifestes de fatigue et d'ennui; il
s'agita sur son fauteuil, se pencha en avant, se rejeta en arrière, alluma
un cigare, le lança dans le jardin après quelques bouffées; enfin, n'y
tenant plus, il interrompit Fourcy:
--Assez d'affaires pour aujourd'hui, dit-il, autre chose si tu veux bien.
--Mais...
--Autre chose que tu me pardonneras en ta qualité de père de famille,
de bon père: donne-moi des nouvelles de Robert; rentré de cette nuit, je

l'ai fait appeler ce matin, mais monsieur mon fils n'a pas couché chez
lui; comment va-t-il?
--Très bien et les nouvelles que je vous donne sont toutes fraîches, de
ce matin même, car il a couché chez moi à Nogent; rassurez-vous donc.
--Ce n'était pas de savoir où mon fils avait couché que j'étais préoccupé,
mon brave Jacques, je ne suis pas un père bien sévère, d'ailleurs Robert
a dix-neuf ans, et il est assez grand garçon pour coucher où bon lui
semble; ces exigences sont bonnes pour un père tel que toi et non pour
un père tel que moi, car si j'adressais cette question à mon fils: «Où
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