Une femme dargent | Page 4

Hector Malot
attentive, tout
à sa besogne corps et âme, comme si sa fortune personnelle était en jeu
et qu'une seconde de distraction dût le compromettre.
Au reste, ces différences dans les attitudes se retrouvaient dans les
natures et les caractères des deux personnages.
Au lieu d'être grand, élancé, dégagé comme son patron, Fourcy était de
taille moyenne, trapu et carré, ce qu'on appelle un homme solide, rien
de brillant ni d'élégant en lui, mais une charpente à supporter le travail
si pénible, si dur, si prolongé qu'il fût, et un tempérament à défier toute
fatigue, celle du corps et celle de l'esprit; avec cela réservé et jusqu'à un
certain point timide dans ses mouvements, comme s'il se défiait de
lui-même, de ses manières et de son éducation. Au lieu de parler
légèrement, rapidement avec un sourire railleur qui se moquait toujours
de quelque chose ou de quelqu'un, il s'exprimait posément, en pesant
ses mots, d'un accent convaincu, en homme qui ne parle que pour dire
ce qui est utile.
Mais ce qui, plus que tout encore, les rendait si différents l'un de l'autre,
c'était la physionomie; tandis que celle de M. Charlemont respirait un
parfait contentement de soi-même et une complète indifférence pour
tout ce qui ne devait pas s'appliquer immédiatement ou tout au moins
dans un temps rapproché à son intérêt ou à son plaisir, sur celle de
Fourcy, au contraire, se montraient tous les bons sentiments; lorsqu'on

le connaissait et qu'on parlait de lui, on manquait rarement de dire:
«C'est un honnête homme»; mais lorsque, sans le connaître, on se
trouvait en face de lui, on ne pouvait pas ne pas penser que c'était un
brave homme.
Et de fait, il était l'un et l'autre, honnête homme et brave homme.
Sa probité, sa droiture, il les prouvait chaque jour dans les affaires, et
c'était parce que M. Charlemont avait eu les oreilles rebattues d'un mot
qu'on lui avait répété sur tous les tons: «Je vous envie un honnête
homme comme Fourcy», qu'il s'était décidé à faire de son commis le
chef de sa maison, pour cela bien plus que pour les autres mérites de ce
commis; en effet, il était commode pour sa paresse de mettre à sa place
quelqu'un en qui il pouvait avoir pleine confiance et qu'il n'avait pas
besoin de surveiller ni de contrôler.
Sa bonté et son dévouement, il les affirmait à chaque instant dans sa
famille composée d'une femme qu'il adorait et de deux enfants, un fils
et une fille, pour lesquels il était le meilleur des pères, le plus tendre,
mais cependant sans mauvaise sensiblerie et sans faiblesse égoïste,
pensant toujours à eux avant de penser à sa propre satisfaction
paternelle; pour lui, toute la joie en ce monde était dans le bonheur des
siens, et il répétait ce mot si souvent que M. Charlemont, qui trouvait
dans tout matière à raillerie, l'appelait parfois: «M. le bonheur des
siens»; puis il ajoutait en riant: «Sais-tu que si tu avais une histoire,
mon brave Jacques, cela lui ferait un titre excellent: «Le bonheur des
siens»; cela vous a quelque chose de vague et de mystérieux qui plaît à
l'imagination; il est vrai qu'il y aurait peut-être des gens qui diraient:
«Le bonheur des chiens»; mais ceux-là seraient d'infâmes blagueurs qui
ne respectent rien.»
D'histoire, Fourcy en avait une cependant: celle de son mariage.
Cette femme qu'il adorait après vingt ans de ménage exactement
comme s'il était encore en pleine lune de miel (et de fait pour lui il y
était toujours),--cette femme, d'une beauté et d'une intelligence
remarquables, était sa cousine. A dix ans elle s'était trouvée orpheline
de père et de mère sans autres parents que son oncle le père Fourcy, le

garçon de recettes de la maison Charlemont, et son cousin Jacques
Fourcy, qui, sans que rien en lui pût faire prévoir ce qu'il deviendrait
plus tard, était déjà mieux qu'un simple garçon de recettes. Le père
Fourcy qui n'était pas tendre, n'avait aucune envie de se charger de
l'orpheline, mais Jacques n'avait pas voulut abandonner la petite
Geneviève et il l'avait placée à ses frais dans une petite pension des
environs de Paris, à Gonesse, où les prix étaient modérés et en rapport
avec l'exiguïté de ses ressources. C'était par bonté, par devoir, qu'il
s'était imposé cette charge, car alors il la connaissait à peine, n'ayant
jamais eu de relations avec les parents de la petite, qui étaient d'assez
mauvaises gens. Mais il avait été la voir quelquefois à son pensionnat,
dans le commencement, toujours par devoir, pour qu'elle ne fût par trop
malheureuse de son isolement, et peu à peu il s'était attaché à elle à
mesure qu'elle avait grandi, qu'elle avait embelli et qu'il l'avait mieux
connue, si bien que ses visites, plus fréquentes, n'avaient plus été
inspirées par le simple
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