Une femme dargent | Page 3

Hector Malot
de la finance et du commerce qui le
traitaient en égal.

II

Débarrassé de tout souci d'affaires et ayant pleine confiance dans son
fidèle Fourcy, M. Charlemont ne passait guère qu'une heure par jour
dans ses bureaux, et encore restait-il quelquefois des séries de jours,
même des semaines, sans s'y montrer, occupé qu'il était ailleurs.
L'âge en effet avait glissé sur lui sans modifier en rien ses habitudes, et
à soixante ans il était aussi jeune qu'à vingt, à vrai dire même plus
jeune, plus brillant encore, plus gai d'humeur, plus fringant d'allure,
plus coquet de tenue, plus insouciant de caractère, plus tendre de
complexion, plus passionné de tempérament.
La rareté de ses visites faisait qu'elles étaient toujours une sorte de petit
événement pour beaucoup de ses employés et que, lorsqu'on entendait
son phaéton entrer dans la cour de l'hôtel du faubourg Saint-Honoré au
trot rapide des deux chevaux superbes qu'il conduisait lui-même avec
autant d'élégance que de correction, plus d'une tête curieuse se levait
pour le suivre des yeux et plus d'une réflexion s'engageait, car il y avait
toujours quelque histoire à raconter sur son compte à propos de ses
chevaux de course qu'il faisait courir avec le plus parfait mépris du
public, de façon à dérouter bien souvent le ring, ou à le ruiner
quelquefois, ou bien à propos de ses maîtresses, ou bien à propos de ses
gains et de ses pertes au jeu.
Et pendant ce temps, il montait le bel escalier de pierre qui du
rez-de-chaussée conduisait à son cabinet, marchant allègrement, le
chapeau légèrement incliné, la tête haute relevée par une large cravate
en satin, les épaules effacées, la poitrine bombée, ne s'arrêtant point, ne
ralentissant point le pas pour respirer, laissant flotter derrière lui les
pans de sa longue redingote serrée à la taille, se balançant légèrement
tantôt sur une jambe, tantôt sur l'autre, en faisant résonner les marches
de ses bottes vernies prises dans un pantalon à sous-pied;--en tout pour
le costume, aussi bien que pour la tenue, la reproduction vivante d'un
fashionnable de Gavarni qui aurait vieilli de trente ans, mais bravement,
sans artifices, sans cosmétiques, sans bricoles, sans teintures, en
homme convaincu qu'un vieillard vaut, un jeune homme, s'il ne vaut
pas mieux; ne le savait-il pas bien, ne le lui disait-on pas tous les jours,
et des lèvres roses charmantes qu'il ne pouvait pas ne pas croire?

Ce cabinet était celui que son père avait occupé pendant si longtemps et
où se trouvait la fameuse copie du Van der Helst, mais bien que rien n'y
eût été changé et que l'ameublement fût resté le même, il ne ressemblait
guère sous le fils à ce qu'il avait été sous le père; plus d'entassement,
plus d'encombrement de pièces, de livres, de plans sur les tables, les
fauteuils et le tapis; au contraire un ordre parfait qui dans sa froide
nudité faisait paraître immense cette vaste pièce; on sentait que chaque
matin le plumeau d'un domestique soigneux pouvait se promener
partout sans craindre de rien déranger, puisqu'il n'y avait rien.
Jamais M. Charlemont ne s'asseyait devant son bureau: «C'est
l'instrument qui me fait la plus grande peur avec la guillotine», disait-il;
mais après avoir tiré un cordon de sonnette, il prenait place devant le
feu pendant l'hiver, et en été devant une fenêtre ouverte sur le jardin,
dans un fauteuil, tout simplement en visiteur; et au garçon qui répondait
vivement à cet appel, il commandait qu'on allât prévenir M. Fourcy
qu'il était arrivé.
Celui-ci paraissait aussitôt portant des papiers sur ses bras et suivi d'un
commis, son secrétaire, chargé d'autres liasses.
--Bonjour, Jacques, disait M. Charlemont eu lui tendant la main, mais
sans se lever, comment vas-tu?
--Très bien, monsieur, je vous remercie, et vous?
--Tu vois.
Et il levait la tête d'un air superbe pour bien se montrer, sachant qu'il
n'avait rien à craindre d'un examen en plein jour.
--Assieds-toi donc, disait-il de nouveau.
Et Fourcy s'asseyait, mais non pas dans un fauteuil devant la cheminée
ou la fenêtre; pendant qu'ils se serraient la main en échangeant ces
quelques mots de politesse affectueuse, le secrétaire avait déposé sur le
bureau la charge qu'il portait sur ses bras, et c'était à ce bureau,--celui
du vieux, du grand Charlemont,--que Fourcy prenait place, le monceau

de papiers, de livres, de portefeuilles devant lui et à portée de la main.
Alors lentement, méthodiquement, en quelques mots clairs et précis, il
expliquait ce qu'il y avait de nouveau.
C'était un curieux contraste que celui qu'offraient alors ces deux
hommes.
L'un adossé commodément dans son fauteuil, une jambe jetée
par-dessus l'autre, la tête inclinée sur l'épaule, tournant ses pouces en
écoutant d'un air indifférent comme s'il s'agissait d'affaires qui ne le
touchaient pas, ou en tous cas de peu d'importance.
L'autre, penché sur les papiers qu'il feuilletait d'une main
Continue reading on your phone by scaning this QR Code

 / 102
Tip: The current page has been bookmarked automatically. If you wish to continue reading later, just open the Dertz Homepage, and click on the 'continue reading' link at the bottom of the page.