Une femme dargent | Page 2

Hector Malot
le fils avait remplacé le père à la tête de la maison de banque en
ce moment à son apogée, les choses avaient rapidement changé et la
prospérité de la maison qui, sous le père, avait été toujours en
grandissant, sous le fils avait toujours marché en diminuant.
Le vieux Charlemont avait été un homme de travail, le jeune était un
homme de plaisir. Tout enfant, Amédée Charlemont avait eu horreur de
tout ce qui pouvait lui donner de la peine, et cette répulsion naturelle

n'avait fait que se développer avec les années. Ce n'était point défaut
d'intelligence, loin de là, car son esprit était vif et délié, apte à tout
comprendre; mais tout effort l'ennuyait, surtout toute application, et
laissé maître de soi par un père qui avait autre chose en tête que de le
surveiller, il avait pris l'habitude de ne faire que ce qui lui plaisait. Et ce
qui lui plaisait, c'était la vie facile, brillante et bruyante. Pourquoi se
fût-il donné de la peine ou de l'ennui? Puisque son père avait assez
travaillé pour plusieurs générations, lui, son fils, n'avait qu'à marcher
gaiement dans les chemins bordés de fleurs qu'il lui avait ouverts et à
cueillir, quand l'envie lui en prendrait, les fruits mûrs qui s'offraient à sa
main. Sa soeur était duchesse... de l'Empire, il est vrai, lui serait roi du
monde où l'on s'amuse; n'était-il pas beau garçon, grand, bien fait,
d'allure et de manières distinguées, habile à tous les exercices du corps,
assez riche pour ne reculer devant aucune fantaisie, aucune folie? S'il
n'avait point conquis cette royauté visée par son ambition de vingt ans,
il avait au moins pris place parmi les quelques jeunes hommes qui
menaient alors le monde parisien et qui s'efforçaient d'échapper,
n'importe comment, à la vie calme et monotone de cette époque
bourgeoise.
Avec eux il avait été un des fondateurs du sport, en France, et ses
couleurs avaient brillé sur les hippodromes de Chantilly et du
Champ-de-Mars, aussi bien que dans les terres labourées de la
Croix-de-Berny. Mais les succès du turf ne lui avaient pas suffi, et il en
avait obtenu d'autres dans le monde de la galanterie où ses aventures
avaient bien des fois soulevé de retentissants tapages.
Cette existence longtemps continuée était une assez mauvaise
préparation à la direction d'une maison de l'importance de celle que
Hyacinthe Charlemont laissait en mourant à son fils; aussi
l'administration de celui-ci avait-elle été déplorable.
Libre de faire ce qu'il voulait, il n'aurait pas hésité à procéder
immédiatement à la liquidation de la maison paternelle, mais cette
liquidation eût été un désastre dans lequel eût sombré la meilleure part
de sa fortune et, bon gré, mal gré, avec un profond dégoût qu'il ne
prenait pas la peine de cacher, il avait dû continuer les affaires

commencées par son père ou plus justement les laisser aller toutes
seules.
Elles allèrent tout d'abord à peu près comme si le chef de la maison
avait été encore de ce monde, en état de les diriger de sa main sûre;
puis, au bout d'un certain temps, elles s'étaient dévoyées ou ralenties et,
malgré la force d'impulsion qui leur avait été imprimée, elles auraient
fini par s'arrêter entièrement, si un employé, un simple commis, nommé
Fourcy, ne s'était trouvé là à point pour les remettre en chemin et
suppléer, par son zèle, son activité, son intelligence, son dévouement, à
l'incurie et à l'impuissance du chef de sa maison.
Ce Fourcy, qu'on avait longtemps appelé le petit Jacques parce qu'il
était né dans la maison Charlemont et qu'il y avait grandi, était le fils
d'un garçon de recettes qui n'avait eu d'autres visées pour son fils que
de le voir hériter un jour de sa sacoche et de son portefeuille à chaînette
de cuivre. Mais le fils avait eu plus d'ambition que le père. Au lieu de
se contenter de l'instruction de l'école primaire que ses parents
trouvaient plus que suffisante pour lui, il avait voulu davantage, et
prenant sur ses heures de sommeil pour travailler, économisant les sous
de son déjeuner pour acheter des livres, partout où il y avait des cours
gratuits il les avait suivis: mathématiques, comptabilité, histoire,
langues française, anglaise, allemande, tout avait été bon pour sa soif
d'apprendre; c'étaient des provisions qu'il emmagasinait dans sa tête
sans s'inquiéter de savoir à quoi il les emploierait plus tard, convaincu
seulement qu'à un moment donné elles lui serviraient.
Et de fait elles lui avaient si bien servi que celui qui ne devait être que
garçon de recettes était devenu le chef de la maison Charlemont, le
continuateur du grand Charlemont, le petit Jacques, M. Fourcy;--et M.
Fourcy, pour tout le monde, aussi bien pour ses anciens camarades ou
ses anciens chefs forcés de subir sa supériorité que pour les
personnages les plus importants
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