ainsi aux griffes du démon, et souvent la lutte des premières années prépare l’ame et la trempe fortement pour l’avenir.
IV
Ce soir-là c’étaient des épinards.
Nous savons que Gilberte était loin d’en raffoler; mais elle avait son petit plan tout dressé.
Très perplexe, Lazare, qui avait un faible pour l’orpheline, hésitait à la servir, craignant à la fois de faire de la peine à l’enfant et d’attirer sur elle l’attention de son ma?tre.
Mais Gilberte trancha elle-même la question:
— Merci, Lazare, je n’en veux point, dit-elle d’un ton délibéré en regardant son oncle en face, très bravement.
M. Simiès, qui s’apprêtait à boire, posa son verre sur la table, sans le porter à ses lèvres.
— Vous dites?... fit-il étonné.
Puis, s’adressant au valet de chambre:
— Servez Mademoiselle, ajouta-t-il froidement.
— Je n’en veux pas, reprit l’enfant.
— Est-ce que, reprit Simiès, est-ce que par hasard, petite fille, cela aussi vous fera mal au c?ur?
— Je ne peux pas le savoir d’avance, riposta Gilberte toujours très animée, mais je n’ai pas envie d’essayer.
— Vous en go?terez pourtant.
— Non, mon oncle.
— Si.
— Non.
Au fond la fillette tremblait un peu et elle était pale pour son premier coup d’essai, mais elle était fine et voyait très bien que chez son tuteur la surprise était plus forte que le courroux.
Néanmoins, Simiès, quoique cette petite scène l’amusat en réalité, tenta d’avoir le dessus et servit lui-même l’enfant révoltée.
Alors, prompte comme l’éclair, Gilberte saisit son assiette et la jeta au loin sur le parquet, ayant soin seulement de ne pas atteindre Lazare qui la regardait agir, les yeux écarquillés, la bouche ouverte.
— Vous serez privée de dessert, petite sotte, s’écria M. Simiès feignant une grande colère.
— Qu’est-ce que ?a me fait? répondit Gilberte en dénouant elle-même sa serviette, heureuse d’échapper à si bon marché aux terribles épinards.
Elle quitta la salle à manger et, en passant, jeta un coup d’?il triomphant à Lazare et à son oncle. A travers la porte refermée derrière elle elle put entendre ce dernier s’écrier en riant à gorge déployée:
— Mon brave Lazare, je crois, ma parole, qu’on m’a changé ma pupille. Quel petit démon! Je ne la connaissais pas sous ce nouvel aspect. As-tu vu comme elle a lancé son assiette à terre? Ca m’a rappelé mon jeune temps, lorsque je faisais de même avec ma soupe. Ah! ah! ah! et de quel air elle a déposé sa serviette sans réclamer son dessert! Voilà ce que j’appelle montrer du caractère; au moins elle a du sang dans les veines et ainsi ne ressemble plus à son père, mon pauvre neveu, qui ne savait pas résister en face à qui que ce f?t.
"C’est bon, pensa Gilberte en s’éloignant, Lazare avait raison, c’est comme cela qu’il faut prendre mon oncle."
Et elle alla conter à Nora ses succès du jour.
Le surlendemain seulement, car elle ne boulait pas se transformer trop promptement, pour amener son oncle peu à peu à trouver dr?les ses sottises, elle fit un nouvel acte d’indépendance: en attendant son entrée à la pension qui ne devait plus guère tarder, Gilberte recevait quelques le?ons de son oncle, auquel le r?le d’instituteur ne plaisait qu’à demi.
Ce matin-là il appela sa nièce pour sa le?on de calcul; Gilberte arriva boudeuse.
— Le calcul m’ennuie, dit-elle en s’asseyant à califourchon sur sa chaise.
— Tant pis! répondit Simiès. Asseyez-vous donc convenablement, Gilberte.
— Je suis très bien comme cela, répondit la petite sans changer d’attitude. Je n‘aime pas l’arithmétique, répéta-t- elle.
— Ca m’est tout à fait égal, riposta Simiès.
— A vous, certainement, mon oncle, mais pas à moi. Si nous ne calculions pas, ce matin?
— Tu es folle.
— Pas plus que bien d‘autres.
— Ah ?à! ma nièce, s’écria le vieil athée en se croisant les bras, est-ce que vous vous moquez de moi?
— Et quand cela serait? Vous avez dit l’autre jour à table qu’il faut rire de tout et n’agir qu’à sa guise, que c’est le seul moyen de mener une vie agréable.
Cette fois-là Simiès n’eut plus envie de plaisanter; il leva la main pour frapper l’enfant, mais cette main retomba sans même avoir effleuré sa joue blanche: Gilberte se dressait devant lui, les yeux flamboyants et la lèvre dédaigneuse.
— Vous ne savez donc pas que c’est lache à un homme de toucher une femme, mon oncle? vous oseriez?
Simiès stupéfié se rassit, contenant un immense accès d’hilarité.
"Sur ma foi! elle aurait vingt ans qu’elle ne parlerait pas mieux, pensa-t-il. Cette petite commence à m’amuser, vraiment; et puis, elle est trop jolie, il n’y a pas moyen de la gronder."
— Allons, dit-il tout haut, sois sage, fillette, et prends ton ardoise, je raccourcirai la le?on si tu es gentille.
Mais, enhardie par son succès, l’enfant résistait encore.
— Mon oncle, je vous le répète, le calcul m’excède. Vous dites que la vie est faite pour jouir, qu’il faut lui arracher le plus de satisfactions possibles... oui, ce sont
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