Une Pupille Genante | Page 6

Roger Dombre
elle était seule et, assise sur sa petite chaise basse, elle ber?ait en silence sa chère Nora.
Dans la chambre voisine deux voix se faisaient entendre, alternant dans une conversation animée; c’était celle de Mme Dutel et celle de Lazare qui balayait l’appartement.
— Oui, Madame Dutel, disait ce dernier sans s’arrêter de cirer ou de frotter, je garderai la petite en votre absence, puisque vous avez un rendez-vous à Montmartre.
— Le temps d’aller et de revenir avant que Monsieur ne rentre, mon bon Lazare.
— Il n’en saura rien, Monsieur; ce n’est pas moi qui vous vendrai, allez, ni la petite.
— Pour ?a non; la petite n’est pas bavarde.
— C’est ma foi vrai; il y a des moments où j’ai pitié de cette enfant, quand je la vois si seule, abandonnée à elle- même.
— Sans compter qu’elle ne sera pas beaucoup plus heureuse dans cette pension où Monsieur veut l’enfermer. Ah! si elle savait seulement le prendre, la fine mouche, elle en ferait tout ce qu’elle voudrait, de ce vieux mécréant.
— Vous croyez, Madame Dutel?
— Si je le crois, bonté du ciel! mais Monsieur disait lui- même hier: "Elle m’ennuie, cette mioche, avec ses grands yeux tristes et son air grave; et puis elle est trop soumise et trop craintive; si elle me ripostait quelque bonne impertinence, si elle faisait un peu le diable à quatre dans ma maison, je crois que je l’aimerais."
— Ben oui, Madame Dutel, mais voyez-vous, ?a n’est pas dans le tempérament de l’enfant; c’est doux, c’est sage, c’est résigné, mais ?a ne sait pas se rebeller, et puis ?a n’a pas de ruse, c’est franc comme l’or; ?a n’ira jamais à Monsieur.
Gilberte entendait tout cela; elle se dressa sans bruit sur ses petits pieds, déposa Nora sur le tapis et, le c?ur battant, se rapprocha de la porte.
"C’est mal ce que je fais, se disait-elle, c’est mal d’écouter les conversations des autres, maman me ferait honte et elle aurait raison, mais je ne peux pas m’en empêcher."
— Pour ?a oui, reprenait Lazare heureux de souffler entre deux coups de brosse; la petite demoiselle est trop douce; un petit gar?on bien lutin ou alors une petite fillette comme celle de Mme Martelle aurait bien mieux convenu à Monsieur.
— Ah! Dieu non, quel démon!
— Jolie comme est cette petite Gilberte, avec un air endiablé, une voix impérieuse et des colères furibondes, elle ferait le bonheur de Monsieur.
— Et cependant, Lazare, ce n’est pas beau; moi qui vous parle, j’ai refusé d’entrer chez Mme Martelle comme gouvernante de la petite demoiselle, et malgré un gage énorme, parce que autant vivre en enfer que vivre avec cette enfant.
— C’est s?r que les bambins bien élevés et gentils comme ceux que j’ai vus chez mes ma?tres d’avant cette maison-ci, c’est bien plus agréable et plus joli; mais avec un homme comme M. Simiès...
— Un fameux original, Lazare!
— Puisqu’il a ses idées à lui sur l’éducation, faut bien les flatter, ses manies; puisqu’on le sert et qu’il paie bien, faut lui plaire; voilà pourquoi je dis que cette petite Gilberte, si elle était adroite, le mènerait par le bout du nez.
Cette conversation plus ou moins juste et intelligente prit fin et Mme Dutel alla passer sa robe des dimanches pour se rendre à Montmartre, tandis que Gilberte revenait sur la pointe des pieds à son petit fauteuil: seulement cette fois l’infortunée Nora demeura oubliée, le nez sur le tapis, car l’enfant resta immobile, ressassant dans sa tête les paroles qu’elle venait de recueillir.
Ainsi son oncle l’aimerait si elle était méchante, si elle lui tenait tête? Comme c’était étonnant! son papa et sa maman l’aimaient et la caressaient autrefois, justement quand elle avait été obéissante et sage.
"Alors je serai colère, bruyante et insupportable, se dit la fillette avec un dernier scrupule au fond de sa petite ame agitée; je serai comme cela puisqu’il le faut pour être aimée ici.
"Heureusement que je suis jolie, ajouta-t-elle; c’est toujours ?a de gagné. Quelle chance!"
Elle grimpa sur sa petite chaise et sa mignonne personne se refléta en partie dans la glace: elle put voir tout à son aise ses cheveux d’or ondés, ses grands yeux brillants, sa peau blanche et sa bouche rose.
"Mais certainement je suis jolie, poursuivit-elle après cet examen, ils le disent tous, même les passants des rues... Alors, à présent il va falloir être indisciplinée et capricieuse? ?a va être très dr?le."
Puis, une pensée soudaine lui venant à l’esprit:
— Maman!... balbutia-t-elle dans un sanglot; et elle courut se jeter sur son petit lit où elle s’endormit dans ses larmes.
Pauvre ame enfantine qu’on allait flétrir ainsi, d’où l’on enlevait peu à peu les douces qualités et les sages résolutions, que deviendrait-elle entre cet impie qui prétendait la former et ces serviteurs ignorants et dépourvus de tact?
Heureusement que Dieu a des graces réservées à ceux qu’il expose
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