suivait sa rêverie; mais chez mon papa c’était plus beau encore.
— Aux Antilles, n’est-ce pas?
— Oui; il y avait la mer si bleue, des fleurs si parfumées, un jardin superbe.
— Mais, si vous aimez la campagne, vous vous plairez aux Marnes.
— Aux Marnes?
— Oui, une grande propriété que possède Monsieur dans l’Isère. Moi, j’aime mieux la ville, parce qu’il y a les amis, les cafés où l’on va un peu rire avec les camarades quand on a fini l’ouvrage. Cependant aux Marnes on re?oit quantité d’étrennes; Monsieur a beaucoup de visites, vous y mènerez joyeuse vie, allez, Mademoiselle.
— Moi, je ne dois pas m’amuser cette année, Lazare, fit Gilberte en jetant un regard éloquent à ses vêtements noirs.
— Oh! que si; Monsieur vous fera bien divertir pour peu que vous vous y prêtiez un peu. Plus vous vous montrerez gamine et dégourdie, plus il vous gatera; il est comme ?a, Monsieur.
— Maman n’aimait pas, au contraire, que je me montrasse ainsi.
— Ah! c’est certain qu’il est plus joli pour une demoiselle de n’être pas trop gar?on, mais puisque Monsieur est votre ma?tre à présent et que c’est son go?t, faut vous permettre de petites diableries qui le feront rire.
Gilberte ne répondit pas et alla chercher sa poupée délaissée sur le tapis.
Son oncle était bien peu apte, hélas! à comprendre cette nature fine et aimante qui, avec une éducation chrétienne, f?t devenue exquise. Le malheureux voulait, selon son expression, fa?onner à sa manière le caractère et l’esprit de la fillette, en faire une philosophe, une libre penseuse, et Dieu sait que cette ?uvre satanique lui était facile, car l’enfant était jeune et son intelligence aimait à fouiller tous les mystères, à savoir tout ce qu’elle ignorait.
Néanmoins, Gilberte n’avait pas fait un grand pas dans le c?ur de Simiès: il n’admirait encore en elle que sa beauté qui le flattait; il était fier quand il la montrait à ses amis ou, s’il sortait avec elle, d’entendre murmurer autour de lui:
"La ravissante fillette!"
Seulement le sérieux et la mélancolie de ses neuf ans l’ennuyaient.
"Bah! se disait-il, sous peu de jours elle va entrer en pension et quel débarras. Je ne l’en retirerai que pour la marier, et vive la joie! ma tutelle ne m’aura pas trop pesé!"
En attendant, il pesait assez durement sur la vie de l’enfant et se montrait parfois dur jusqu'à l’exagération.
Un matin, à déjeuner, on servit des ?ufs brouillés, la bête noire de Gilberte!
Elle refusa de se servir lorsque le plat lui fut présenté et elle leva sur son oncle un regard craintif qui n’échappa point au despotique vieillard.
Il fit signe à Lazare qui obéit à regret et il mit lui-même sur l’assiette de la petite fille une portion assez considérable du mets détesté.
L’enfant résista d’abord.
— Si vous ne mangez pas cela tout de suite, lui dit Simiès avec rudesse, je fais étrangler aujourd’hui même votre chien Néro que vous aimez tant.
Entre son fidèle ami et les ?ufs brouillés Gilberte ne balan?a point et se mit en devoir d’obéir, mais son petit c?ur se soulevait bien fort et elle pensait:
"Comme il est méchant, mon oncle!"
Pendant ce temps Simiès se félicitait in petto, se disant:
"Décidément je suis fait pour élever et mater les petites filles indisciplinées; mon système est parfait."
Le repas terminé à la grande satisfaction de Gilberte, il l’envoya s’habiller pour sa promenade quotidienne; mais au bout d’un quart d’heure Mme Dutel vint prévenir son ma?tre que l’enfant, tout à fait malade, ne pouvait sortir; il fallut la coucher et la nourrir de thé pendant quarante-huit heures. Comme elle eut un peu de fièvre et que Simiès, effrayé des conséquences de sa dureté, fit venir le médecin, celui-ci déclara que ce n’était qu’un accident, mais que la petite fille était d’une constitution délicate qui exigeait de grands ménagements.
— Elle va entrer en pension la semaine prochaine, dit le terrible oncle qui aspirait à cet instant de toutes les puissances de son ame.
— En pension? Eh bien! dans l’intérêt de votre nièce, je vous conseille de la garder un peu plus longtemps auprès de vous; vos soins lui sont nécessaires.
— Mais, docteur! s’écria l’infortuné tuteur, elle sera bien mieux soignée chez les dames H... que chez moi qui n’ai pas l’habitude des petites filles.
— Je ne suis pas de votre avis. Que vous importe de la conserver quelques jours ici? Il serait bien plus ennuyeux pour vous si les dames H... vous la renvoyaient tout à fait malade, une semaine après son entrée chez elles.
— C’est vrai, murmura l’égo?ste, épouvanté de cette perspective.
Et il se décida à confier Gilberte aux soins de Mme Dutel encore une quinzaine.
Une après-midi, la fillette, guérie, quoique toujours un peu pale, jouait avec une vieille poupée que, toute fanée qu’elle était, elle préférait aux splendides dames que son oncle, dans une heure de générosité, lui avait données;
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