Une Intrigante sous le règne de Frontenac | Page 6

J.-B. Caouette
pen toute!
--Enfin! puisqu'il le faut... Dans ce cas, aide-moi à préparer mes malles.
Et la veuve se met à jeter, pêle-mêle, dans deux valises, tous les effets
qui lui tombent sous la main.
--Pas si dru, môdame, pas si dru: vous allez enchiffronner votte linge.
Laissez-moê faire.
Puis remarquant les débris des bijoux épars sur le plancher, la servante
s'écrie:
--Bonne Sante Viarge, môdame, vos afficaux sont tout cassés!...
Une heure après, ayant terminé ses préparatifs, madame DeBoismorel
dit à sa servante:--Remets cette lettre à mon notaire, M. Claude Aubert.
Il te paiera tes gages pendant mon absence. Prends bien soin de la
maison; et je te récompenserai. Car je reviendrai bientôt avec mon frère,
le lieutenant Aubry. C'est un brave, lui, et il saura me protéger contre
tous mes persécuteurs...

Elle monta dans la voiture qui l'attendait.
Henriette, debout sur le seuil de la porte, cria à sa maîtresse:
--Ben le bonsoêr, môdame, et à la revoyure!...
Le rayon a fait place à l'ombre... et la joie à la tristesse!
En route, la prisonnière, dont l'esprit est en ce moment plus ou moins
lucide, marmotte souvent ces étranges paroles:
Rayon céleste Je te bénis! Ombre funeste, Je te maudis!
[Illustration: Déco.]

[Illustration: Front.]

GÉNÉREUX DÉVOUEMENT
---
Le lendemain, dès l'aube, le Neptune--pavillon royal arboré à la
corne--quitta la rade de Québec et fila, vent arrière à une allure rapide.
Une semaine après, grâce à une température idéale, le vaisseau voguait
gracieusement au large des côtes de Terre-Neuve.
Rien de remarquable n'était survenu pendant le cours de ces quelques
jours.
Madame DeBoismorel souffrait de prostration et gardait constamment
sa cabine, où elle prenait ses repas.
A deux reprises, elle avait refusé les soins du médecin du bord.
La malheureuse semblait avoir perdu le sommeil et la raison, car les

officiers de quart l'entendaient souvent, la nuit, pousser des cris de rage
ou d'effroi.
--Si ces sortes de crises persistent, avait dit le capitaine, il faudra la
surveiller la nuit comme le jour.
* * *
Un soir que la prisonnière berçait au doux bruit de l'onde ses tristes
rêveries, elle crut percevoir les sons d'une voix bien connue qui
l'appelait.
D'abord surprise et l'esprit perplexe, elle ne répondit pas.
La voix ayant répété son nom, elle demanda:
--Qui est là?
--C'est François, madame, qui vient vous sauver...
Elle ouvrit aussitôt la porte, et en voyant son serviteur, elle s'excusa, les
yeux baignés de larmes, d'avoir douté un instant de son dévouement.
--N'y pensez plus, je vous en prie, madame, et venez vite...
Sa maîtresse lui ayant désigné deux valises, il s'en saisit comme d'une
plume et court les déposer dans une chaloupe attachée à l'arrière du
vaisseau, puis, au moyen d'une échelle de chanvre, il fait descendre
madame DeBoismorel dans l'embarcation, où il a eu le soin de placer
des vivres.
Il saute à son tour dans la chaloupe, en démarre le lien, et se met à
ramer de toutes ses forces dans la direction d'une île entrevue à l'heure
du souper, et qu'il espère atteindre avant le lever du soleil.
* * *
Le lecteur est sans doute surpris de voir ici l'ancien serviteur de
madame DeBoismorel rentrer en scène.

Une explication s'impose. La voici.
Madame DeBoismorel était aimée de tous ceux qu'elle avait à son
service; elle les traitait toujours avec douceur et libéralité. C'est dans un
état d'excitation incontrôlable qu'elle avait chassé son fidèle et dévoué
serviteur. Celui-ci en fut plus attristé que vexé. Il croyait d'ailleurs que
sa maîtresse était victime d'une lourde méprise ou d'une odieuse
persécution. Aussi, dans l'espérance de pouvoir lui rendre quelques
bons offices--si humbles fussent-ils--il résolut promptement de la
suivre en France.
En quittant la demeure de sa maîtresse, après avoir eu la précaution de
se couper les cheveux et la barbe--ce qui le rendait méconnaissable, car
il portait une longue barbe--il courut à la basse-ville et prit place sur le
Neptune, quelques minutes avant l'arrivée de madame DeBoismorel.
Nul ne le connaissait à bord, du moins il le croyait.
Cependant, par prudence, il sortait rarement de sa cabine, prétextant
avoir le mal de mer.
Il dormait peu, et les cris de madame DeBoismorel parvenaient jusqu'à
lui.
Jugeant sa maîtresse bien malade, et redoutant pour elle les dangers
d'une longue traversée, il décida de l'arracher par la fuite à sa captivité.
Il n'attendait qu'une occasion favorable pour mettre son projet à
exécution, car il ne voulait courir aucun risque.
Or, un soir que la mer était calme et le ciel étoilée, il observa que
l'officier à la vigie était un vieux marin à l'oeil encore assez vif, mais à
l'oreille très dure. Il avait peu à craindre de celui-là. Mais Il n'était pas
aussi rassuré sur le compte du timonier, jeune et solide gaillard.
Vers les neufs heures, François sort de
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