Une Intrigante sous le règne de Frontenac | Page 4

J.-B. Caouette
comtesse de Frontenac, et l'autre au lieutenant de marine Paul Aubry,
36, rue Cluny, Paris.
La tentation lui vint d'ouvrir la lettre destinée au lieutenant Aubry; il en
avait d'ailleurs le droit en sa qualité d'administrateur de la
Nouvelle-France. Mais il eut un scrupule. Il appela auprès de lui
René-Louis Chartier de Lotbinière, conseiller du roi et
lieutenant-général civil et criminel, à qui il fit part de ses soupçons
contre la veuve DeBoismorel.
Chartier de Lotbinière, sans hésiter, rompit le cachet de la lettre qu'il lut
à haute voix. En voici la teneur:
«Mon cher frère,
«Ta dernière lettre, que j'attendais avec une vive anxiété, et que j'ai
reçue hier, a rempli mon âme de joie. Merci, mon chéri!
«Les nouveaux renseignements que tu me donnes sur Louis XIV ne
m'ont causé aucune surprise, car rien ne peut me surprendre de la art de
ce triste sire que nous avons le malheur d'avoir pour souverain.
«Espérons qu'une nouvelle Lucrèce Borgia en débarrassera bientôt
notre belle France...
«Un mot maintenant de mes projets. Je regrette de te dire que les
choses ne vont pas au gré de mes désirs.

«Il est vrai que depuis plus de deux mois notre gouverneur a été très
occupé et que les réceptions à son palais ont été rares. Cependant, le
lendemain du siège de notre ville par les Anglais, j'ai eu l'avantage de
rencontrer le comte au Château Saint-Louis. Il a été pour moi d'une
courtoisie parfaite, pour ne pas dire plus. A deux reprises, comme à la
dérobée, il attacha sur moi un regard que je ne puis définir, mais dans
lequel mon coeur--qui s'y connaît--a deviné un nouveau sentiment fait
de tendresse et d'admiration. C'est sans doute le coup de foudre qu'il
ressentait. Mais attendons les développements, mon chéri!
«Quoi qu'il en soit, je suis persuadée que les lettres que tu as écrites sur
les frasques réelles ou fausses de la «Divine» ont produit beaucoup
d'effet sur l'esprit altier du comte.
«Je veux lui faire détester cette femme autant que je la déteste
moi-même!
«Par le même courrier qui t'apportera la présente, j'envoie une nouvelle
épître à la comtesse de Frontenac. Je lui représente le comte comme un
être dégradé et je luis dis des choses qui devront la dégoûter pour
toujours de son mari.
«Toutes ces choses, ben entendu, son de mon invention. Car le
gouverneur est aujourd'hui un homme rangé. Comme le diable, en
veillant il se fait moine... Il va à la messe presque tous les matins chez
les Pères Récollets, et il s'est réconcilié avec Monseigneur de
Saint-Vallier. Ils paraissent les meilleurs amis du monde.
«Le gouverneur n'est plus jeune, mais il est encore frais et vigoureux
comme un homme de quarante ans. D'ailleurs, peu importe son âge! Si
j'ai la chance de le décider à demander le divorce et à m'épouser, son
titre et son palais suffiront à mon bonheur... et au tien, mon chéri!
«Je sais que le gouverneur doit donner prochainement une grande fête
pour célébrer sa victoire sur l'amiral Phips. Mon nom sera certainement
un des premiers sur la liste des invités.
«On vante ici ma beauté, ma grâce, etc. Mon miroir me dit que ces

louanges sont mérités. Eh bien! ce jour-là, je serai plus belle et plus
gracieuse que jamais. Je veux être la reine de la fête et la «Divine» de
la Nouvelle-France! Je ferai ensuite, et rondement, l'assaut du noble
coeur du comte de Frontenac!...»
«A bientôt mon chéri!
«JACQUELINE DEBOISMOREL.»
[Illustration: Déco.]

[Illustration: Front.]

RAYON ET OMBRE
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La Providence avait visiblement veillé sur la petite colonie. Car celle-ci
bien que préparée à soutenir une longue lutte, pouvait difficilement
croire qu'elle triompherait de ses puissants ennemis. Aussi, pour
commémorer cette victoire et remercier Dieu de sa protection, le
gouverneur et l'évêque proclamèrent le 5 novembre «Fête religieuse et
civique», et invitèrent tous les habitants à la célébrer dignement.
Un comité fut chargé d'organiser les manifestations, et il s'acquitta de
sa tâche avec le plus grand succès.
«Dieu et Patrie!» Cette belle devise, que l'on voyait partout, enflamma
les coeurs d'où monta vers le ciel un hymne d'amour et de
reconnaissance.
Puis, voulant couronner brillamment cette fête, le gouverneur donna, le
soir, au Château Saint-Louis, un dîner et un bal auxquels l'élite de la
société avait était conviée.
Madame DeBoismorel, qui avait pris part à toutes les réjouissances

profanes de la journée, se proposait bien de participer à celles de la
soirée.
Il est 7 heures. La jolie veuve est occupée à sa toilette. Elle possède
mieux que toutes les élégantes de Québec et de Montréal le grand art de
s'habiller.
Parmi plusieurs robes importées récemment de Paris, elle en choisit une
qu'elle veut essayer sous l'oeil connaisseur de sa couturière. Celle-ci,
après avoir fait à la robe de légères retouches, déclare
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