Trois contes | Page 5

Gustave Flaubert
pas de leur chambre.
L'éblouissante clarté du dehors plaquait des barres de lumière entre les
lames des jalousies. Aucun bruit dans le village. En bas, sur le trottoir,
personne. Ce silence épandu augmentait la tranquillité des choses. Au
loin, les marteaux des calfats tamponnaient des carènes, et une brise
lourde apportait la senteur du goudron.
Le principal divertissement était le retour des barques. Dès qu'elles
avaient dépassé les balises, elles commençaient à louvoyer. Leurs
voiles descendaient aux deux tiers des mâts; et, la misaine gonflée
comme un ballon, elles avançaient, glissaient dans le clapotement des
vagues, jusqu'au milieu du port, où l'ancre tout à coup tombait. Ensuite
le bateau se plaçait contre le quai. Les matelots jetaient par-dessus le

bordage des poissons palpitants; une file de charrettes les attendait, et
des femmes en bonnet de coton s'élançaient pour prendre les corbeilles
et embrasser leurs hommes.
Une d'elles, un jour, aborda Félicité, qui peu de temps après entra dans
la chambre, toute joyeuse. Elle avait retrouvé une soeur; et Nastasie
Barette, femme Leroux, apparut, tenant un nourrisson à sa poitrine, de
la main droite un autre enfant, et à sa gauche un petit mousse les poings
sur les hanches et le béret sur l'oreille.
Au bout d'un quart d'heure, Mme Aubain la congédia.
On les rencontrait toujours aux abords de la cuisine, ou dans les
promenades que l'on faisait. Le mari ne se montrait pas.
Félicité se prit d'affection pour eux. Elle leur acheta une couverture, des
chemises, un fourneau; évidemment ils l'exploitaient. Cette faiblesse
agaçait Mme Aubain, qui d'ailleurs n'aimait pas les familiarités du
neveu,--car il tutoyait son fils;--et, comme Virginie toussait et que la
saison n'était plus bonne, elle revint à Pont-l'Évêque.
M. Bourais l'éclaira sur le choix d'un collège. Celui de Caen passait
pour le meilleur. Paul y fut envoyé; et fit bravement ses adieux, satisfait
d'aller vivre dans une maison où il aurait des camarades.
Mme Aubain se résigna à l'éloignement de son fils, parce qu'il était
indispensable. Virginie y songea de moins en moins. Félicité regrettait
son tapage. Mais une occupation vint la distraire; à partir de Noël, elle
mena tous les jours la petite fille au catéchisme.
III
Quand elle avait fait à la porte une génuflexion, elle s'avançait sous la
haute nef entre la double ligne des chaises, ouvrait le banc de Mme
Aubain, s'asseyait, et promenait ses yeux autour d'elle.
Les garçons à droite, les filles à gauche, emplissaient les stalles du
choeur; le curé se tenait debout près du lutrin; sur un vitrail de l'abside,

le Saint-Esprit dominait la Vierge; un autre la montrait à genoux devant
l'Enfant-Jésus, et, derrière le tabernacle, un groupe en bois représentait
Saint-Michel terrassant le dragon.
Le prêtre fit d'abord un abrégé de l'Histoire-Sainte. Elle croyait voir le
paradis, le déluge, la tour de Babel, des villes tout en flammes, des
peuples qui mouraient, des idoles renversées; et elle garda de cet
éblouissement le respect du Très-Haut et la crainte de sa colère. Puis,
elle pleura en écoutant la Passion. Pourquoi l'avaient-ils crucifié, lui qui
chérissait les enfants, nourrissait les foules, guérissait les aveugles, et
avait voulu, par douceur, naître au milieu des pauvres, sur le fumier
d'une étable? Les semailles, les moissons, les pressoirs, toutes ces
choses familières dont parle l'Évangile, se trouvaient dans sa vie; le
passage de Dieu les avait sanctifiées; et elle aima plus tendrement les
agneaux par amour de l'Agneau, les colombes à cause du Saint-Esprit.
Elle avait peine à imaginer sa personne; car il n'était pas seulement
oiseau, mais encore un feu, et d'autres fois un souffle. C'est peut-être sa
lumière qui voltige la nuit aux bords des marécages, son haleine qui
pousse les nuées, sa voix qui rend les cloches harmonieuses; et elle
demeurait dans une adoration, jouissant de la fraîcheur des murs et de
la tranquillité de l'église.
Quant aux dogmes, elle n'y comprenait rien, ne tâcha même pas de
comprendre. Le curé discourait, les enfants récitaient, elle finissait par
s'endormir; et se réveillait tout à coup, quand ils faisaient en s'en allant
claquer leurs sabots sur les dalles.
Ce fut de cette manière, à force de l'entendre, qu'elle apprit le
catéchisme, son éducation religieuse ayant été négligée dans sa
jeunesse; et dès lors elle imita toutes les pratiques de Virginie, jeûnait
comme elle, se confessait avec elle. A la Fête-Dieu, elles firent
ensemble un reposoir.
La première communion la tourmentait d'avance. Elle s'agita pour les
souliers, pour le chapelet, pour le livre, pour les gants. Avec quel
tremblement elle aida sa mère à l'habiller!

Pendant toute la messe, elle éprouva une angoisse. M. Bourais lui
cachait un côté du choeur; mais juste en face, le troupeau des vierges
portant des couronnes blanches par-dessus leurs voiles abaissés formait
comme un champ de neige; et elle reconnaissait de loin la chère petite à
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