Trouville.
Dans ce temps-là, ils n'étaient pas fréquentés. Mme Aubain prit des
renseignements, consulta Bourais, fit des préparatifs comme pour un
long voyage.
Ses colis partirent la veille, dans la charrette de Liébard. Le lendemain,
il amena deux chevaux dont l'un avait une selle de femme, munie d'un
dossier de velours; et sur la croupe du second un manteau roulé formait
une manière de siège. Mme Aubain y monta, derrière lui. Félicité se
chargea de Virginie, et Paul enfourcha l'âne de M. Lechaptois, prêté
sous la condition d'en avoir grand soin.
La route était si mauvaise que ses huit kilomètres exigèrent deux heures.
Les chevaux enfonçaient jusqu'aux paturons dans la boue, et faisaient
pour en sortir de brusques mouvements des hanches; ou bien ils
buttaient contre les ornières; d'autres fois, il leur fallait sauter. La
jument de Liébard, à de certains endroits, s'arrêtait tout à coup. Il
attendait patiemment qu'elle se remît en marche; et il parlait des
personnes dont les propriétés bordaient la route, ajoutant à leur histoire
des réflexions morales. Ainsi, au milieu de Toucques, comme on
passait sous des fenêtres entourées de capucines, il dit, avec un
haussement d'épaules:--«En voilà une Mme Lehoussais, qui au lieu de
prendre un jeune homme...» Félicité n'entendit pas le reste; les chevaux
trottaient, l'âne galopait; tous enfilèrent un sentier, une barrière tourna,
deux garçons parurent, et l'on descendit devant le purin, sur le seuil
même de la porte.
La mère Liébard, en apercevant sa maîtresse, prodigua les
démonstrations de joie. Elle lui servit un déjeuner où il y avait un
aloyau, des tripes, du boudin, une fricassée de poulet, du cidre
mousseux, une tarte aux compotes et des prunes à l'eau-de-vie,
accompagnant le tout de politesses à Madame qui paraissait en
meilleure santé, à Mademoiselle devenue «magnifique», à M. Paul
singulièrement «forci», sans oublier leurs grands-parents défunts que
les Liébard avaient connus, étant au service de la famille depuis
plusieurs générations. La ferme avait, comme eux, un caractère
d'ancienneté. Les poutrelles du plafond étaient vermoulues, les
murailles noires de fumée, les carreaux gris de poussière. Un dressoir
en chêne supportait toutes sortes d'ustensiles, des brocs, des assiettes,
des écuelles d'étain, des pièges à loup, des forces pour les moutons; une
seringue énorme fit rire les enfants. Pas un arbre des trois cours qui
n'eût des champignons à sa base, ou dans ses rameaux une touffe de gui.
Le vent en avait jeté bas plusieurs. Ils avaient repris par le milieu; et
tous fléchissaient sous la quantité de leurs pommes. Les toits de paille,
pareils à du velours brun et inégaux d'épaisseur, résistaient aux plus
fortes bourrasques. Cependant la charreterie tombait en ruines. Mme
Aubain dit qu'elle aviserait, et commanda de reharnacher les bêtes.
On fut encore une demi-heure avant d'atteindre Trouville. La petite
caravane mit pied à terre pour passer les Écores; c'était une falaise
surplombant des bateaux; et trois minutes plus tard, au bout du quai, on
entra dans la cour de l'Agneau d'or, chez la mère David.
Virginie, dès les premiers jours, se sentit moins faible, résultat du
changement d'air et de l'action des bains. Elle les prenait en chemise, à
défaut d'un costume; et sa bonne la rhabillait dans une cabane de
douanier qui servait aux baigneurs.
L'après-midi, on s'en allait avec l'âne au-delà des Roches-Noires, du
côté d'Hennequeville. Le sentier, d'abord, montait entre des terrains
vallonnés comme la pelouse d'un parc, puis arrivait sur un plateau où
alternaient des pâturages et des champs en labour. A la lisière du
chemin, dans le fouillis des ronces, des houx se dressaient; çà et là, un
grand arbre mort faisait sur l'air bleu des zigzags avec ses branches.
Presque toujours on se reposait dans un pré, ayant Deauville à gauche,
le Havre à droite et en face la pleine mer. Elle était brillante de soleil,
lisse comme un miroir, tellement douce qu'on entendait à peine son
murmure; des moineaux cachés pépiaient et la voûte immense du ciel
recouvrait tout cela. Mme Aubain, assise, travaillait à son ouvrage de
couture; Virginie près d'elle tressait des joncs; Félicité sarclait des
fleurs de lavande; Paul, qui s'ennuyait, voulait partir.
D'autres fois, ayant passé la Toucques en bateau, ils cherchaient des
coquilles. La marée basse laissait à découvert des oursins, des
godefiches, des méduses; et les enfants couraient, pour saisir des
flocons d'écume que le vent emportait. Les flots endormis, en tombant
sur le sable, se déroulaient le long de la grève; elle s'étendait à perte de
vue, mais du côté de la terre avait pour limite les dunes la séparant du
Marais, large prairie en forme d'hippodrome. Quand ils revenaient par
là, Trouville, au fond sur la pente du coteau, à chaque pas grandissait,
et avec toutes ses maisons inégales semblait s'épanouir dans un
désordre gai.
Les jours qu'il faisait trop chaud, ils ne sortaient
Continue reading on your phone by scaning this QR Code
Tip: The current page has been bookmarked automatically. If you wish to continue reading later, just open the
Dertz Homepage, and click on the 'continue reading' link at the bottom of the page.