Tribulat Bonhomet | Page 6

Auguste
inspirer des pensées, par exemple, comme celle-ci: ?Il est flatteur d'appartenir à une espèce dont fait partie un pareil individu!...?
Physiquement, je suis ce que, dans le vocabulaire scientifique, on appelle: ?un Saturnien de la seconde époque.? J'ai la taille élevée, osseuse, vo?tée, plut?t par fatigue que par excès de pensée. L'ovale tourmenté de mon visage proclame des tablatures, des projets;--sous d'épais sourcils, deux yeux gris, où brillent, dans leurs caves, Saturne et Mercure, révèlent quelque pénétration. Mes tempes sont luisantes à leurs sommets: cela dénonce que leur peau morte ne boit plus les convictions d'autrui: leur provision est faite.--Elles se creusent, aux c?tés de la tête, comme celles des mathématiciens. Tempes creuses, creusets! Elles distillent les idées jusqu'à mon nez qui les juge et qui prononce. Mon nez est grand,--d'une dimension même considérable,--c'est un nez à la fois envahisseur et vaporisateur. Il se busque, soudain, vers le milieu, en forme de cou-de-pied,--ce qui, chez tout autre individu que moi, signalerait une tendance vers quelque noire monomanie. Voici pourquoi: le Nez, c'est l'expression des facultés du raisonnement chez l'homme; c'est l'organe qui précède, qui éclaire, qui annonce, qui sent et qui indique. Le nez visible correspond au nez impalpable, que tout homme porte en soi en venant au monde. Si donc, dans le cours d'un nez, quelque partie se développe, imprudemment, au préjudice des autres, elle correspond à quelque lacune de jugement, à quelque pensée nourrie au préjudice des autres. Les coins de ma bouche pincée et pale ont les plissements d'un linceul. Elle est assez rapprochée du nez pour en prendre conseil avant de discourir à la légère et, suivant le dicton, comme une corneille qui abat des noix.
Sans mon menton, qui me trahit, je serais un homme d'action; mais un Saturne sénile, sceptique et lunatique, l'a rentré comme d'un coup de faux. La couleur et la qualité de mon poil sont dures comme celles de mes pairs en contemporanéité symbolique. Mon oreille, finement ourlée et longue comme celle des Chinois, notifie mon esprit minutieux.
Ma main est stérile; la Lune et Mercure s'en disputent les bas-fonds; mon grand médium noueux, spatulé, chargé de ratures à sa deuxième phalange, les laisse faire, en son nonchaloir. L'horizon de ma main est brumeux et triste; des nuages, formés par Vénus et Apollon, en ont rarement brouillé le ciel; la volonté de mon pouce repose sur un mont hasardeux: c'est là que Vénus indique ses velléités. La paume, seule, est positive comme celle d'un manoeuvre: les doigts peuvent se replier en dessus, comme ceux des femmes, avec une certaine coquetterie qui sent de plusieurs stades sa parfaite éducation. Je suis, d'ailleurs, le fils unique du petit docteur AMOUR BONHOMET, si connu par ses mornes aventures dans les Mines.
Depuis que je me connais j'ai toujours porté le même genre de vêtements, approprié à ma personne et à ma démarche. Savoir: un feutre noir, à larges bords, à l'imitation des quakers et des poètes lakistes; une vaste houppelande fermée et drapée sur ma poitrine, comme mes grandes phrases le sont habituellement sur ma pensée; une vieille canne à pomme de vermeil; un volumineux solitaire,--diamant de famille,--à mon doigt de Saturne. Je rivalise avec les vieillards de roman pour la précieuse finesse et la délicieuse blancheur de mon linge; j'ai l'honneur de posséder les pieds mêmes du roi Charlemagne dans mes bottes Souwaroff, avec lesquelles je méprise bien le sol; j'ai presque toujours ma valise à la main, car je voyage plus qu'Ashavérus. A moi seul j'ai la physionomie de mon siècle, dont j'ai lieu de me croire l'ARCHéTYPE. Bref, je suis docteur, philanthrope et homme du monde.
Ma voix est tant?t suraigu?, tant?t (spécialement avec les dames) grasse et profonde: le tout sans transition, ce qui doit plaire.--Rien ne me rattache à la société, ni femmes, ni parents d'aucune espèce,--j'en ai, du moins, l'espérance;--mon bien est en viager: j'entends le peu qui me reste. Ma carte de visite est ainsi con?ue:
+-----------------------+ | Le Docteur | | | | TRIBULAT BONHOMET | } | | Europe.} +-----------------------+
Voici maintenant mes particularités morales:
Les mystères de la science positive ont eu, depuis l'heure sacrée où je vins au monde, le privilège d'envahir les facultés d'attention dont je suis capable, souvent même à l'exclusion de toute préoccupation humaine. Aussi les infiniment petits, les Infusoires, comme les a nommés Spallanzani, mon ma?tre bien-aimé, furent, dès l'age le plus tendre, le but et l'objet de mes recherches passionnées. J'ai dévoré, pour subvenir aux nécessités de mes profondes études et de mes agissements, le patrimoine énorme que m'avaient légué mes ancêtres. Oui, j'ai consacré les fruits m?rs de leurs sueurs séculaires à l'achat des lentilles et des appareils qui mettent à nu les arcanes d'un monde momentanément invisible!
J'ai compilé les nomenclatures de tous mes devanciers. Non est hic locus de s'appesantir sur les lumières que
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