Thaïs | Page 3

Anatole France

de l'Écriture: «Si tu veux être parfait, va et vends tout ce que tu as et
donnes-en l'argent aux pauvres.» Aussitôt il vendit ses biens, en
distribua le prix en aumônes et embrassa la vie monastique.
Depuis dix ans qu'il s'était retiré loin des hommes, il ne bouillait plus

dans la chaudière des délices charnelles, mais il macérait
profitablement dans les baumes de la pénitence.
Or, un jour que, rappelant, selon sa pieuse habitude, les heures qu'il
avait vécues loin de Dieu, il examinait ses fautes une à une, pour en
concevoir exactement la difformité, il lui souvint d'avoir vu jadis au
théâtre d'Alexandrie une comédienne d'une grande beauté, nommée
Thaïs. Cette femme se montrait dans les jeux et ne craignait pas de se
livrer à des danses dont les mouvements, réglés avec trop d'habileté,
rappelaient ceux des passions les plus horribles. Ou bien elle simulait
quelqu'une de ces actions honteuses que les fables des païens prêtent à
Vénus, à Léda ou à Pasiphaé. Elle embrasait ainsi tous les spectateurs
du feu de la luxure; et, quand de beaux jeunes hommes ou de riches
vieillards venaient, pleins d'amour, suspendre des fleurs au seuil de sa
maison, elle leur faisait accueil et se livrait à eux. En sorte qu'en
perdant son âme, elle perdait un très grand nombre d'autres âmes.
Peu s'en était fallu qu'elle eût induit Paphnuce lui-même au péché de la
chair. Elle avait allumé le désir dans ses veines et il s'était une fois
approché de la maison de Thaïs. Mais il avait été arrêté au seuil de la
courtisane par la timidité naturelle à l'extrême jeunesse (il avait alors
quinze ans), et par la peur de se voir repoussé, faute d'argent, car ses
parents veillaient à ce qu'il ne pût faire de grandes dépenses. Dieu, dans
sa miséricorde, avait pris ces deux moyens pour le sauver d'un grand
crime. Mais Paphnuce ne lui en avait eu d'abord aucune reconnaissance,
parce qu'en ce temps-là il savait mal discerner ses propres intérêts et
qu'il convoitait les faux biens. Donc, agenouillé dans sa cellule devant
le simulacre de ce bois salutaire où fut suspendue, comme dans une
balance, la rançon du monde, Paphnuce se prit à songer à Thaïs, parce
que Thaïs était son péché, et il médita longtemps, selon les règles de
l'ascétisme, sur la laideur épouvantable des délices charnelles, dont
cette femme lui avait inspiré le goût, aux jours de trouble et d'ignorance.
Après quelques heures de méditation, l'image de Thaïs lui apparut avec
une extrême netteté. Il la revit telle qu'il l'avait vue lors de la tentation,
belle selon la chair. Elle se montra d'abord comme une Léda,
mollement couchée sur un lit d'hyacinthe, la tête renversée, les yeux
humides et pleins d'éclairs, les narines frémissantes, la bouche
entr'ouverte, la poitrine en fleur et les bras frais comme deux ruisseaux.
A cette vue, Paphnuce se frappait la poitrine et disait:

--Je te prends à témoin, mon Dieu, que je considère la laideur de mon
péché!
Cependant l'image changeait insensiblement d'expression. Les lèvres de
Thaïs révélaient peu à peu, en s'abaissant aux deux coins de la bouche,
une mystérieuse souffrance. Ses yeux agrandis étaient pleins de larmes
et de lueurs; de sa poitrine glonflée de soupirs, montait une haleine
semblable aux premiers souffles de l'orage. A cette vue, Paphnuce se
sentit troublé jusqu'au fond de l'âme. S'étant prosterné, il fit cette prière:
--Toi qui as mis la pitié dans nos coeurs comme la rosée du matin sur
les prairies, Dieu juste et miséricordieux, sois béni! Louange, louange à
toi! Écarte de ton serviteur cette fausse tendresse qui mène à la
concupiscence et fais-moi la grâce de ne jamais aimer qu'en toi les
créatures, car elles passent et tu demeures. Si je m'intéresse à cette
femme, c'est parce qu'elle est ton ouvrage. Les anges eux-mêmes se
penchent vers elle avec sollicitude. N'est-elle pas, ô Seigneur, le souffle
de ta bouche? Il ne faut pas qu'elle continue à pécher avec tant de
citoyens et d'étrangers. Une grande pitié s'est élevée pour elle dans mon
coeur. Ses crimes sont abominables et la seule pensée m'en donne un
tel frisson que je sens se hérisser d'effroi tous les poils de ma chair.
Mais plus elle est coupable et plus je dois la plaindre. Je pleure en
songeant que les diables la tourmenteront durant l'éternité.
Comme il méditait de la sorte, il vit un petit chacal assis à ses pieds. Il
en éprouva une grande surprise, car la porte de sa cellule était fermée
depuis le matin. L'animal semblait lire dans la pensée de l'abbé et il
remuait la queue comme un chien. Paphnuce se signa: la bête s'évanouit.
Connaissant alors que pour la première fois le diable s'était glissé dans
sa chambre, il fit une courte prière; puis il songea de nouveau à Thaïs.
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