--Avec l'aide de Dieu, se dit-il, il faut que je la sauve!
Et il s'endormit.
Le lendemain matin, ayant fait sa prière, il se rendit auprès du saint
homme Palémon, qui menait, à quelque distance, la vie anachorétique.
Il le trouva qui, paisible et riant, bêchait la terre selon sa coutume.
Palémon était un vieillard; il cultivait un petit jardin: les bêtes sauvages
venaient lui lécher les mains, et les diables ne le tourmentaient pas.
--Dieu soit loué! mon frère Paphnuce, dit-il, appuyé sur sa bêche.
--Dieu soit loué! répondit Paphnuce. Et que la paix soit avec mon frère!
--La paix soit semblablement avec toi! frère Paphnuce, reprit le moine
Palémon; et il essuya avec sa manche la sueur de son front.
--Frère Palémon, nos discours doivent avoir pour unique objet la
louange de Celui qui a promis de se trouver au milieu de ceux qui
s'assemblent en son nom. C'est pourquoi je viens t'entretenir d'un
dessein que j'ai formé en vue de glorifier le Seigneur.
--Puisse donc le Seigneur bénir ton dessein, Paphnuce, comme il a béni
mes laitues! Il répand tous les matins sa grâce avec sa rosée sur mon
jardin et sa bonté m'incite à le glorifier dans les concombres et les
citrouilles qu'il me donne. Prions-le qu'il nous garde en sa paix! Car
rien n'est plus à craindre que les mouvements désordonnés qui troublent
les coeurs. Quand ces mouvements nous agitent, nous sommes
semblables à des hommes ivres et nous marchons, tirés de droite et de
gauche, sans cesse près de tomber ignominieusement. Parfois ces
transports nous plongent dans une joie déréglée, et celui qui s'y
abandonne fait retentir dans l'air souillé le rire épais des brutes. Cette
joie lamentable entraîne le pécheur dans toutes sortes de désordres.
Mais parfois aussi ces troubles de l'âme et des sens nous jettent dans
une tristesse impie, plus funeste mille fois que la joie. Frère Paphnuce,
je ne suis qu'un malheureux pécheur; mais j'ai éprouvé dans ma longue
vie que le cénobite n'a pas de pire ennemi que la tristesse. J'entends par
là cette mélancolie tenace qui enveloppe l'âme comme une brume et lui
cache la lumière de Dieu. Rien n'est plus contraire au salut, et le plus
grand triomphe du diable est de répandre une âcre et noire humeur dans
le coeur d'un religieux. S'il ne nous envoyait que des tentations
joyeuses, il ne serait pas de moitié si redoutable. Hélas! il excelle à
nous désoler. N'a-t-il pas montré à notre père Antoine un enfant noir
d'une telle beauté que sa vue tirait des larmes? Avec l'aide de Dieu,
notre père Antoine évita les pièges du démon. Je l'ai connu du temps
qu'il vivait parmi nous; il s'égayait avec ses disciples, et jamais il ne
tomba dans la mélancolie. Mais n'es-tu pas venu, mon frère,
m'entretenir d'un dessein formé dans ton esprit? Tu me favoriseras en
m'en faisant part, si toutefois ce dessein a pour objet la gloire de Dieu.
--Frère Palémon, je me propose en effet de glorifier le Seigneur.
Fortifie-moi de ton conseil, car tu as beaucoup de lumières et le péché
n'a jamais obscurci la clarté de ton intelligence.
--Frère Paphnuce, je ne suis pas digne de délier la courroie de tes
sandales et mes iniquités sont innombrables comme les sables du désert.
Mais je suis vieux et je ne te refuserai pas l'aide de mon expérience.
--Je te confierai donc, frère Palémon, que je suis pénétré de douleur à la
pensée qu'il y a dans Alexandrie une courtisane nommée Thaïs, qui vit
dans le péché et demeure pour le peuple un objet de scandale.
--Frère Paphnuce, c'est là, en effet, une abomination dont il convient de
s'affliger. Beaucoup de femmes vivent comme celle-là parmi les gentils.
As-tu imaginé un remède applicable à ce grand mal?
--Frère Palémon, j'irai trouver cette femme dans Alexandrie, et, avec le
secours de Dieu, je la convertirai. Tel est mon dessein; ne
l'approuves-tu pas, mon frère?
--Frère Paphnuce, je ne suis qu'un malheureux pécheur, mais notre père
Antoine avait coutume de dire: «En quelque lieu que tu sois, ne te hâte
pas d'en sortir pour aller ailleurs.»
--Frère Palémon, découvres-tu quelque chose de mauvais dans
l'entreprise que j'ai conçue?
--Doux Paphnuce, Dieu me garde de soupçonner les intentions de mon
frère! Mais notre père Antoine disait encore: «Les poissons qui sont
tirés en un lieu sec y trouvent la mort: pareillement il advient que les
moines qui s'en vont hors de leurs cellules et se mêlent aux gens du
siècle s'écartent des bons propos.»
Ayant ainsi parlé, le vieillard Palémon enfonça du pied dans la terre le
tranchant de sa bêche et se mit à creuser le sol avec ardeur autour d'un
jeune pommier. Tandis qu'il bêchait, une antilope ayant franchi d'un
saut rapide, sans courber le feuillage, la haie qui
Continue reading on your phone by scaning this QR Code
Tip: The current page has been bookmarked automatically. If you wish to continue reading later, just open the
Dertz Homepage, and click on the 'continue reading' link at the bottom of the page.