Thaïs | Page 2

Anatole France
de la croix était sur eux, ils
ne succombaient pas à la tentation, et les esprits immondes, reprenant
leur véritable figure, s'éloignaient dès l'aurore, pleins de honte et de
rage. Il n'était pas rare, à l'aube, de rencontrer un de ceux-là s'enfuyant
tout en larmes, et répondant à ceux qui l'interrogeaient: «Je pleure et je

gémis, parce qu'un des chrétiens qui habitent ici m'a battu avec des
verges et chassé ignominieusement.»
Les anciens du désert étendaient leur puissance sur les pécheurs et sur
les impies. Leur bonté était parfois terrible. Ils tenaient des apôtres le
pouvoir de punir les offenses faites au vrai Dieu, et rien ne pouvait
sauver ceux qu'ils avaient condamnés. L'on contait avec épouvante dans
les villes et jusque dans le peuple d'Alexandrie que la terre
s'entr'ouvrait pour engloutir les méchants qu'ils frappaient de leur bâton.
Aussi étaient-ils très redoutés des gens de mauvaise vie et
particulièrement des mimes, des baladins, des prêtres mariés et des
courtisanes.
Telle était la vertu de ces religieux, qu'elle soumettait à son pouvoir
jusqu'aux bêtes féroces. Lorsqu'un solitaire était près de mourir, un lion
lui venait creuser une fosse avec ses ongles. Le saint homme,
connaissant par là que Dieu l'appelait à lui, s'en allait baiser la joue à
tous ses frères. Puis il se couchait avec allégresse, pour s'endormir dans
le Seigneur.
Or, depuis qu'Antoine, âgé de plus de cent ans, s'était retiré sur le mont
Colzin avec ses disciples bien-aimés, Macaire et Amathas, il n'y avait
pas dans toute la Thébaïde de moine plus abondant en oeuvres que
Paphnuce, abbé d'Antinoé. A vrai dire, Ephrem et Sérapion
commandaient à un plus grand nombre de moines et excellaient dans la
conduite spirituelle et temporelle de leurs monastères. Mais Paphnuce
observait les jeûnes les plus rigoureux et demeurait parfois trois jours
entiers sans prendre de nourriture. Il portait un cilice d'un poil très rude,
se flagellait matin et soir et se tenait souvent prosterné le front contre
terre.
Ses vingt-quatre disciples, ayant construit leurs cabanes proche la
sienne, imitaient ses austérités. Il les aimait chèrement en Jésus-Christ
et les exhortait sans cesse à la pénitence. Au nombre de ses fils
spirituels se trouvaient des hommes qui, après s'être livrés au
brigandage pendant de longues années, avaient été touchés par les
exhortations du saint abbé au point d'embrasser l'état monastique. La
pureté de leur vie édifiait leurs compagnons. On distinguait parmi eux
l'ancien cuisinier d'une reine d'Abyssinie qui, converti semblablement
par l'abbé d'Antinoé, ne cessait de répandre des larmes, et le diacre
Flavien, qui avait la connaissance des écritures et parlait avec adresse.

Mais le plus admirable des disciples de Paphnuce était un jeune paysan
nommé Paul et surnommé le Simple, à cause de son extrême naïveté.
Les hommes raillaient sa candeur, mais Dieu le favorisait en lui
envoyant des visions et en lui accordant le don de prophétie.
Paphnuce sanctifiait ses heures par l'enseignement de ses disciples et
les pratiques de l'ascétisme. Souvent aussi, il méditait sur les livres
sacrés pour y trouver des allégories. C'est pourquoi, jeune encore d'âge,
il abondait en mérites. Les diables qui livrent de si rudes assauts aux
bons anachorètes n'osaient s'approcher de lui. La nuit, au clair de lune,
sept petits chacals se tenaient devant sa cellule, assis sur leur derrière,
immobiles, silencieux, dressant l'oreille. Et l'on croit que c'était sept
démons qu'il retenait sur son seuil par la vertu de sa sainteté.
Paphnuce était né à Alexandrie de parents nobles, qui l'avaient fait
instruire dans les lettres profanes. Il avait même été séduit par les
mensonges des poètes, et tels étaient, en sa première jeunesse, l'erreur
de son esprit et le dérèglement de sa pensée, qu'il croyait que la race
humaine avait été noyée par les eaux du déluge au temps de Deucalion,
et qu'il disputait avec ses condisciples sur la nature, les attributs et
l'existence même de Dieu. Il vivait alors dans la dissipation, à la
manière des gentils. Et c'est un temps qu'il ne se rappelait qu'avec honte
et pour sa confusion.
--Durant ces jours, disait-il à ses frères, je bouillais dans la chaudière
des fausses délices.
Il entendait par là qu'il mangeait des viandes habilement apprêtées et
qu'il fréquentait les bains publics. En effet, il avait mené jusqu'à sa
vingtième année cette vie du siècle, qu'il conviendrait mieux d'appeler
mort que vie. Mais, ayant reçu les leçons du prêtre Macrin, il devint un
homme nouveau.
La vérité le pénétra tout entier, et il avait coutume de dire qu'elle était
entrée en lui comme une épée. Il embrassa la foi du Calvaire et il adora
Jésus crucifié. Après son baptême, il resta un an encore parmi les
gentils, dans le siècle où le retenaient les liens de l'habitude. Mais un
jour, étant entré dans une église, il entendit le diacre qui lisait ce verset
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