Thérèse Raquin | Page 8

Emile Zola
femme.
Camille introduisit un autre invité, un vieil employé du chemin de fer
d'Orléans. Grivet avait vingt ans de service; il était premier commis et
gagnait deux mille cent francs. C'était lui qui distribuait la besogne aux
employés du bureau de Camille, et celui-ci lui témoignait un certain
respect; dans ses rêves, il se disait que Grivet mourrait un jour, qu'il le
remplacerait peut-être, au bout d'une dizaine d'années. Grivet fut
enchanté de l'accueil de Mme Raquin, il revint chaque semaine avec
une régularité parfaite. Six mois plus tard, sa visite du jeudi était
devenue pour lui un devoir: il allait au passage du Pont-Neuf, comme il
se rendait chaque matin à son bureau, mécaniquement, par un instinct
de brute.
Dès lors, les réunions devinrent charmantes. A sept heures, Mme

Raquin allumait le feu, mettait la lampe au milieu de la table, posait un
jeu de dominos à côté, essuyait le service à thé qui se trouvait sur le
buffet. A huit heures précises, le vieux Michaud et Grivet se
rencontraient devant la boutique venant l'un de la rue de Seine, l'autre
de la rue Mazarine. Ils entraient, et toute la famille montait au premier
étage. On s'asseyait autour de la table, on attendait Olivier Michaud et
sa femme, qui arrivaient toujours en retard. Quand la réunion se
trouvait au complet, Mme Raquin versait le thé, Camille vidait la boite
de dominos sur la toile cirée, chacun s'enfonçait dans son jeu. On
n'entendait plus que le cliquetis des dominos. Après chaque partie, les
joueurs se querellaient pendant deux ou trois minutes, puis le silence
retombait, morne, coupé de bruits secs.
Thérèse jouait avec une indifférence qui irritait Camille. Elle prenait
sur elle François, le gros chat tigré que Mme Raquin avait apporté de
Vernon, elle le caressait d'une main, tandis qu'elle posait les dominos
de l'autre. Les soirées du jeudi étaient un supplice pour elle; souvent
elle se plaignait d'un malaise, d'une forte migraine, afin de ne pas jouer,
de rester là oisive, à moitié endormie. Un coude sur la table, la joue
appuyée sur la paume de la main, elle regardait les invités de sa tante et
de son mari, elle les voyait à travers une sorte de brouillard jaune et
fumeux qui sortait de la lampe. Toutes ces têtes-là l'exaspéraient. Elle
allait de l'une à l'autre avec des dégoûts profonds, des irritations
sourdes. Le vieux Michaud étalait une face blafarde, tachée de plaques
rouges, une de ces faces mortes de vieillard tombé en enfance; Grivet
avait le masque étroit, les yeux ronds, les lèvres minces d'un crétin;
Olivier, dont les os perçaient les joues, portait gravement sur son corps
ridicule une tête roide et insignifiante; quant à Suzanne, la femme
d'Olivier, elle était toute pâle, les yeux vagues, les lèvres blanches, le
visage mou. Et Thérèse ne trouvait pas un homme, pas un être vivant
parmi ces créatures grotesques et sinistres avec lesquelles elle était
enfermée; parfois des hallucinations la prenaient, elle se croyait enfouie
au fond d'un caveau, en compagnie de cadavres mécaniques, remuant la
tète, agitant les jambes et les bras, lorsqu'on tirait des ficelles. L'air
épais de la salle à manger l'étouffait; la silence frissonnant, les lueurs
jaunâtres de la lampe la pénétraient d'un vague effroi, d'une angoisse
inexprimable.
On avait posé en bas, à la porte du magasin, une sonnette dont le

tintement aigu annonçait l'entrée des clientes. Thérèse tendait l'oreille;
lorsque la sonnette se faisait entendre, elle descendait rapidement,
soulagée, heureuse de quitter la salle à manger. Elle servait la pratique
avec lenteur. Quand elle se trouvait seule, elle s'asseyait derrière le
comptoir, elle demeurait là le plus longtemps possible, redoutant de
remonter, goûtant une véritable joie à ne plus avoir Grivet et Olivier
devant les yeux. L'air humide de la boutique calmait la fièvre qui
brûlait ses mains. Et elle retombait dans cette rêverie grave qui lui était
ordinaire.
Mais elle ne pouvait rester longtemps ainsi. Camille se fâchait de son
absence; il ne comprenait pas qu'on pût préférer la boutique à la salle à
manger, le jeudi soir. Alors il se penchait sur la rampe, cherchait sa
femme du regard.
--Eh bien! criait-il, que fais-tu donc là? pourquoi ne montes-tu pas?...
Grivet a une chance du diable. Il vient encore de gagner.
La jeune femme se levait péniblement et venait reprendre sa place en
face du vieux Michaud, dont les lèvres pendantes avaient des sourires
écoeurants. Et, jusqu'à onze heures, elle demeurait affaissée sur sa
chaise, regardant François qu'elle tenait dans ses bras, pour ne pas voir
les poupées de carton qui grimaçaient autour d'elle.

V
Un jeudi, en revenant de son bureau, Camille amena avec lui un grand
gaillard, carré des épaules, qu'il poussa dans la boutique d'un geste
familier.
--Mère, demanda-t-il à madame Raquin en le lui montrant, reconnais-tu
ce
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