Thérèse Raquin | Page 7

Emile Zola
matin, il partait à huit heures. Il descendait la rue Guénégaud et se
trouvait sur les quais. Alors, à petits pas, les mains dans les poches, il
suivait la Seine, de l'Institut au Jardin des Plantes. Cette longue course,
qu'il faisait deux fois par jour, ne l'ennuyait jamais. Il regardait couler
l'eau, il s'arrêtait pour voir passer les trains de bois qui descendaient la
rivière. Il ne pensait à rien. Souvent il se plantait devant Notre-Dame, et
contemplait les échafaudages dont l'église, alors en réparation, était
entourée: ces grosses pièces de charpente l'amusaient, sans qu'il sût
pourquoi. Puis, en passant, il jetait un coup d'oeil dans le Port aux Vins,
il comptait les fiacres qui venaient de la gare. Le soir, abruti, la tête
pleine de quelque sotte histoire contée à son bureau, il traversait le
Jardin des Plantes et allait voir les ours, s'il n'était pas trop pressé. Il

restait là une demi-heure, penché au-dessus de la fosse, suivant du
regard les ours qui se dandinaient lourdement: les allures de ces grosses
bêtes lui plaisaient; il les examinait, les lèvres ouvertes, les yeux
arrondis, goûtant une joie d'imbécile à les voir se remuer. Il se décidait
enfin à rentrer, traînant les pieds, s'occupant des passants, des voitures,
des magasins.
Dès son arrivée, il mangeait, puis se mettait à lire. Il avait acheté les
oeuvres de Buffon, et, chaque soir, il se donnait une tâche de vingt, de
trente pages, malgré l'ennui qu'une pareille lecture lui causait. Il lisait
encore, en livraisons à dix centimes, l'_Histoire du Consulat et de
l'Empire_, de Thiers, et l'Histoire des Girondins, de Lamartine, ou bien
des ouvrages de vulgarisation scientifique. Il croyait travailler à son
éducation. Parfois, il forçait sa femme à écouter la lecture de certaines
pages, de certaines anecdotes. Il s'étonnait beaucoup que Thérèse pût
rester pensive et silencieuse pendant toute une soirée, sans être tentée
de prendre un livre. Au fond, il s'avouait que sa femme était une pauvre
intelligence.
Thérèse repoussait les livres avec impatience. Elle préférait demeurer
oisive, les yeux fixes, la pensée flottante et perdue. Elle gardait
d'ailleurs une humeur égale et facile; toute sa volonté tendait à faire de
son être un instrument passif, d'une complaisance et d'une abnégation
suprêmes.
Le commerce allait tout doucement. Les bénéfices, chaque mois,
étaient régulièrement les mêmes. La clientèle se composait des
ouvrières du quartier. A chaque cinq minutes, une jeune fille entrait,
achetait pour quelques sous de marchandise. Thérèse servait les clientes
avec des paroles toujours semblables, avec un sourire qui montait
mécaniquement à ses lèvres. Mme Raquin se montrait plus souple, plus
bavarde, et, à vrai dire, c'était elle qui attirait et retenait sa clientèle.
Pendant trois ans, les jours se suivirent et se ressemblèrent. Camille ne
s'absenta pas une seule fois de son bureau; sa mère et sa femme
sortirent à peine de la boutique. Thérèse vivant dans une ombre humide,
dans un silence morne et écrasant, voyait la vie s'étendre devant elle,
toute nue, amenant chaque soir la même couche froide et chaque matin
la même journée vide.

IV

Un jour sur sept, le jeudi soir, la famille Raquin recevait. On allumait
une grande lampe dans la salle à manger, et l'on mettait une bouilloire
d'eau au feu pour faire du thé. C'était toute une grosse histoire. Cette
soirée-là tranchait sur les autres; elle avait passé dans les habitudes de
la famille comme une orgie bourgeoise d'une gaieté folle. On se
couchait à onze heures.
Mme Raquin retrouva à Paris un de ses vieux amis, le commissaire de
police Michaud, qui avait exercé à Vernon pendant vingt ans, logé dans
la même maison que la mercière. Une étroite intimité s'était ainsi
établie entre eux; puis, lorsque la veuve avait vendu son fonds pour
aller habiter la maison du bord de l'eau, ils s'étaient peu à peu perdus de
vue. Michaud quitta la province quelques mois plus tard et vint manger
paisiblement à Paris, rue de Seine, les quinze cents francs de sa retraite.
Un jour de pluie, il rencontra sa vieille amie dans le passage du
Pont-Neuf; le soir même, il dînait chez les Raquin.
Ainsi furent fondées les réceptions du jeudi. L'ancien commissaire de
police prit l'habitude de venir ponctuellement une fois par semaine. Il
finit par amener son fils Olivier, un grand garçon de trente ans, sec et
maigre, qui avait épousé une toute petite femme, lente et maladive.
Olivier occupait à la préfecture de police un emploi de trois mille
francs dont Camille se montrait singulièrement jaloux; il était commis
principal dans le bureau de la police d'ordre et de sûreté. Dès le premier
jour, Thérèse détesta ce garçon roide et froid qui croyait honorer la
boutique du passage en y promenant la sécheresse de son grand corps et
les défaillances de sa pauvre petite
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