monsieur-là?
La vieille mercière regarda le grand gaillard, chercha dans ses
souvenirs et ne trouva rien. Thérèse suivait cette scène d'un air placide.
--Comment! reprit Camille, tu ne reconnais pas Laurent, le petit
Laurent, le fils du père Laurent qui a de si beaux champs de blé du côté
de Jeufosse?... Tu ne te rappelles pas?... J'allais à l'école avec lui; il
venait me chercher le matin, en sortant de chez son oncle qui était notre
voisin, et tu lui donnais des tartines de confiture.
Mme Raquin se souvint brusquement du petit Laurent, qu'elle trouva
singulièrement grandi. Il y avait bien vingt ans qu'elle ne l'avait vu. Elle
voulut lui faire oublier son accueil étonné par un flot de souvenirs, par
des cajoleries toutes maternelles. Laurent s'était assis, il souriait
paisiblement, il répondait d'une voix claire, il promenait autour de lui
des regards calmes et aisés.
--Figurez-vous, dit Camille, que ce farceur-là est employé à la gare du
chemin de fer d'Orléans depuis dix-huit mois, et que nous ne nous
sommes rencontrés et reconnus que ce soir. C'est si vaste, si important,
cette administration!
Le jeune homme fit cette remarque, en agrandissant les yeux, en
pinçant les lèvres, tout fier d'être l'humble rouage d'une grosse machine.
Il continua en secouant la tête:
--Oh! mais, lui, il se porte bien, il a étudié, il gagne déjà quinze cents
francs.... Son père l'a mis au collège; il a fait son droit et a appris la
peinture. N'est-ce pas, Laurent?... Tu vas dîner avec nous.
--Je veux bien, répondit carrément Laurent.
Il se débarrassa de son chapeau et s'installa dans la boutique. Mme
Raquin courut à ses casseroles. Thérèse, qui n'avait pas encore
prononcé une parole, regardait le nouveau venu. Elle n'avait jamais vu
un homme. Laurent, grand, fort, le visage frais, l'étonnait. Elle
contemplait avec une sorte d'admiration son front bas, planté d'une rude
chevelure noire, ses joues pleines, ses lèvres rouges, sa face régulière,
d'une beauté sanguine. Elle arrêta un instant ses regards sur son cou; ce
cou était large et court, gras et puissant, Puis elle s'oublia à considérer
les grosses mains qu'il tenait étalées sur ses genoux; les doigts en
étaient carrés: le poing fermé devait être énorme et aurait pu assommer
un boeuf. Laurent était un vrai fils de paysan, d'allure un peu lourde, le
dos bombé, les mouvements lents et précis, l'air tranquille et entêté. On
sentait sous ses vêtements des muscles ronds et développés, tout un
corps d'une chair épaisse et ferme. Et Thérèse l'examinait avec curiosité,
allant de ses poings à sa face, éprouvant de petits frissons lorsque ses
yeux rencontraient son cou de taureau.
Camille étala ses volumes de Buffon et ses livraisons à dix centimes,
pour montrer à son mari qu'il travaillait, lui aussi. Puis, comme
répondant à une question qu'il s'adressait depuis quelques instants:
--Mais, dit-il à Laurent, tu dois connaître ma femme? Tu ne te rappelles
pas cette petite cousine qui jouait avec nous, à Vernon?
--J'ai parfaitement reconnu madame, répondit Laurent en regardant
Thérèse en face.
Sous ce regard droit qui semblait pénétrer en elle, la jeune femme
éprouva une sorte de malaise. Elle eut un sourire forcé, et échangea
quelques mots avec Laurent et son mari; puis elle se hâta d'aller
rejoindre sa tante. Elle souffrait.
On se mit à table. Dès le potage, Camille crut devoir s'occuper de son
ami.
--Comment va ton père? lui demanda-t-il.
--Mais je ne sais pas, répondit Laurent. Nous sommes brouillés; il y a
cinq ans que nous ne nous écrivons plus.
--Bah! s'écria l'employé, étonné d'une pareille monstruosité.
--Oui, le cher homme a des idées à lui.... Comme il est continuellement
en procès avec ses voisins, il m'a mis au collège, rêvant de trouver plus
tard en moi un avocat qui lui gagnerait toutes ses causes.... Oh! le père
Laurent n'a que des ambitions utiles; il veut tirer parti même de ses
folies.
--Et tu n'as pas voulu être avocat? dit Camille, de plus en plus étonné.
--Ma foi non, reprit son ami en riant.... Pendant deux ans, j'ai fait
semblant de suivre les cours, afin de toucher la pension de douze cents
francs que mon père me servait. Je vivais avec un de mes camarades de
collège, qui est peintre, et je m'étais mis à faire aussi de la peinture.
Cela m'amusait; le métier est drôle, pas fatigant. Nous fumions, nous
blaguions tout le jour...
La famille Raquin ouvrait des yeux énormes.
--Par malheur, continua Laurent, cela ne pouvait durer. Le père a su que
je lui contais des mensonges, il m'a retranché net mes cent francs par
mois, en m'invitant à venir piocher la terre avec lui. J'ai essayé alors de
peindre des tableaux de sainteté; mauvais commerce.... Comme j'ai vu
clairement que j'allais mourir de faim, j'ai envoyé l'art à tous
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