Thérèse Raquin | Page 6

Emile Zola
et son mari ne prenaient plus la peine
de lui demander son opinion. Elle allait où ils allaient, elle faisait ce
qu'ils faisaient, sans une plainte, sans un reproche, sans même paraître
savoir qu'elle changeait de place.
Mme Raquin vint à Paris et alla droit au passage du Pont-Neuf. Une
vieille demoiselle de Vernon l'avait adressée à une de ses parentes qui
tenait dans ce passage un fonds de mercerie dont elle désirait se
débarrasser. L'ancienne mercière trouva la boutique un peu petite, un
peu noire; mais, en traversant Paris, elle avait été effrayée par le tapage
des rues, par le luxe des étalages, et cette galerie étroite, ces vitrines
modestes lui rappelèrent son ancien magasin, si paisible. Elle put se
croire encore en province, elle respira, elle pensa que ses chers enfants
seraient heureux dans ce coin ignoré. Le prix modeste du fonds la

décida; on le lui vendait deux mille francs. Le loyer de la boutique et
du premier étage n'était que douze cents francs. Mme Raquin, qui avait
près de quatre mille francs d'économies, calcula qu'elle pourrait payer
le fonds et la première année de loyer sans entamer sa fortune. Les
appointements de Camille et les bénéfices du commerce de mercerie
suffiraient, pensait-elle, aux besoins journaliers; de sorte qu'elle ne
toucherait plus ses rentes et qu'elle laisserait grossir le capital pour
doter ses petits-enfants.
Elle revint rayonnante à Vernon, elle dit qu'elle avait trouvé une perle,
un trou délicieux, en plein Paris. Peu à peu, au bout de quelques jours,
dans ses causeries du soir, la boutique humble et obscure du passage
devint un palais; elle la revoyait, au fond de ses souvenirs, commode,
large, tranquille, pourvue de mille avantages inappréciables.
--Ah! ma bonne Thérèse, disait-elle, tu verras comme nous serons
heureuses dans ce coin-là! Il y a trois belles chambres en haut.... Le
passage est plein de monde.... Nous ferons des étalages charmants....
Va, nous ne nous ennuierons pas.
Et elle ne tarissait point. Tous ses instincts d'ancienne marchande se
réveillaient; elle donnait à l'avance des conseils à Thérèse sur la vente,
sur les achats, sur les roueries du petit commerce. Enfin la famille
quitta la maison du bord de la Seine; le soir du même jour, elle
s'installait au passage du Pont-Neuf.
Quand Thérèse entra dans la boutique où elle allait vivre désormais, il
lui semblait qu'elle descendait dans la terre grasse d'une fosse. Une
sorte d'écoeurement la prit à la gorge, elle eut des frissons de peur. Elle
regarda la galerie sale et humide, elle visita le magasin, monta au
premier étage, fit le tour de chaque pièce; ces pièces nues, sans meubles,
étaient effrayantes de solitude et de délabrement. La jeune femme ne
trouva pas un geste, ne prononça pas une parole. Elle était comme
glacée. Sa tante et son mari étaient descendus, elle s'assit sur une malle,
les mains roides, la gorge pleine de sanglots, ne pouvant pleurer.
Mme Raquin, en face de la réalité, resta embarrassée, honteuse de ses
rêves. Elle chercha à défendre son acquisition. Elle trouvait un remède
à chaque nouvel inconvénient qui se présentait, expliquait l'obscurité en
disant que le temps était couvert, et concluait en affirmant qu'un coup
de balai suffirait.
--Bah! répondait Camille, tout cela est très convenable.... D'ailleurs,

nous ne monterons ici que le soir. Moi, je ne rentrerai pas avant cinq ou
six heures.... Vous deux, vous serez ensemble, vous ne vous ennuierez
pas.
Jamais le jeune homme n'aurait consenti à habiter un pareil taudis, s'il
n'avait compté sur les douceurs tièdes de son bureau. Il se disait qu'il
aurait chaud tout le jour à son administration, et que, le soir, il se
coucherait de bonne heure.
Pendant une grande semaine, la boutique et le logement restèrent en
désordre. Dès le premier jour, Thérèse s'était assise derrière le comptoir,
et elle ne bougeait plus de cette place, Mme Raquin s'étonna de cette
attitude affaissée; elle avait cru que la jeune femme allait chercher à
embellir sa demeure, mettre des fleurs sur les fenêtres, demander des
papiers neufs, des rideaux, des tapis. Lorsqu'elle proposait une
réparation, un embellissement quelconque:
--A quoi bon? répondait tranquillement sa nièce. Nous sommes très
bien, nous n'avons pas besoin de luxe.
Ce fut Mme Raquin qui dut arranger les chambres et mettre un peu
d'ordre dans la boutique. Thérèse finit par s'impatienter à la voir sans
cesse tourner devant ses yeux; elle prit une femme de ménage, elle
força sa tante à venir s'asseoir auprès d'elle.
Camille resta un mois sans pouvoir trouver un emploi. Il vivait le
moins possible dans la boutique, il flânait toute la journée. L'ennui le
prit à un tel point qu'il parla de retourner à Vernon. Enfin, il entra dans
l'administration du chemin de fer d'Orléans. Il gagnait cent francs par
mois. Son rêve était exaucé.
Le
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