Thérèse Raquin | Page 5

Emile Zola
à l'oeuvre, elle
voulait la donner à son fils comme un ange gardien. Ce mariage était un
dénoûment prévu, arrêté.
Les enfants savaient depuis longtemps qu'ils devaient s'épouser un jour.
Ils avaient grandi dans cette pensée qui leur était devenue ainsi
familière et naturelle. On parlait de cette union, dans la famille, comme
d'une chose nécessaire, fatale. Mme Raquin avait dit: « Nous attendrons
que Thérèse ait vingt et un ans. » Et ils attendaient patiemment, sans
fièvre, sans rougeur.
Camille, dont la maladie avait appauvri le sang, ignorait les âpres désirs
de l'adolescence. Il était resté petit garçon devant sa cousine, il
l'embrassait comme il embrassait sa mère, par habitude, sans rien
perdre de sa tranquillité égoïste. Il voyait en elle une camarade
complaisante qui l'empêchait de trop s'ennuyer, et qui, à l'occasion, lui

faisait de la tisane. Quand il jouait avec elle, qu'il la tenait dans ses bras,
il croyait tenir un garçon; sa chair n'avait pas un frémissement. Et
jamais il ne lui était venu la pensée, en ces moments, de baiser les
lèvres chaudes de Thérèse, qui se débattait en riant d'un rire nerveux.
La jeune fille, elle aussi, semblait rester froide et indifférente. Elle
arrêtait parfois ses grands yeux sur Camille et le regardait pendant
plusieurs minutes avec une fixité d'un calme souverain. Ses lèvres
seules avaient alors de petits mouvements imperceptibles. On ne
pouvait rien lire sur ce visage fermé qu'une volonté implacable tenait
toujours doux et attentif. Quand on parlait de son mariage, Thérèse
devenait grave, se contentait d'approuver de la tête tout ce que disait
Mme Raquin. Camille s'endormait.
Le soir, en été, les deux jeunes gens se sauvaient au bord de l'eau.
Camille s'irritait des soins incessants de sa mère, il avait des révoltes, il
voulait courir, se rendre malade, échapper aux câlineries qui lui
donnaient des nausées. Alors il entraînait Thérèse, il la provoquait à
lutter, à se vautrer sur l'herbe. Un jour, il poussa sa cousine et la fit
tomber; la jeune fille se releva d'un bond, avec une sauvagerie de bête,
et, la face ardente, les yeux rouges, elle se précipita sur lui, les deux
bras levés. Camille se laissa glisser à terre. Il avait peur.
Les mois, les années s'écoulèrent. Le jour fixé pour le mariage arriva.
Mme Raquin prit Thérèse à part, lui parla de son père et de sa mère, lui
conta l'histoire de sa naissance. La jeune fille écouta sa tante, puis
l'embrassa sans répondre un mot.
Le soir, Thérèse, au lieu d'entrer dans sa chambre, qui était à gauche de
l'escalier, entra dans celle de son cousin, qui était à droite. Ce fut tout le
changement qu'il y eut dans sa vie, ce jour-là. Et, le lendemain, lorsque
les jeunes époux descendirent, Camille avait encore sa langueur
maladive, sa sainte tranquillité d'égoïste. Thérèse gardait toujours son
indifférence douce, son visage contenu, effrayant de calme.

III
Huit jours après son mariage, Camille déclara nettement à sa mère qu'il
entendait quitter Vernon et aller vivre à Paris. Mme Raquin se récria:
elle avait arrangé son existence; elle ne voulait point y changer un seul
événement. Son fils eut une crise de nerfs, il la menaça de tomber
malade, si elle ne cédait pas à son caprice.

--Je ne t'ai jamais contrariée dans tes projets, lui dit-il; j'ai épousé ma
cousine, j'ai pris toutes les drogues que tu m'as données. C'est bien le
moins, aujourd'hui, que j'aie une volonté, et que tu sois de mon avis.
Nous partirons à la fin du mois.
Mme Raquin ne dormit pas de la nuit. La décision de Camille
bouleversait sa vie, et elle cherchait désespérément à se refaire une
existence. Peu à peu, le calme se fit en elle. Elle réfléchit que le jeune
ménage pouvait avoir des enfants et que sa petite fortune ne suffirait
plus alors. Il fallait gagner encore de l'argent, se remettre au commerce,
trouver une occupation lucrative pour Thérèse. Le lendemain, elle
s'était habituée à l'idée du départ, elle avait fait le plan d'une vie
nouvelle.
Au déjeuner, elle était toute gaie.
--Voici ce que nous allons faire, dit-elle à ses enfants. J'irai à Paris
demain; je chercherai un petit fonds de commerce, et nous nous
remettrons, Thérèse et moi, à vendre du fil et des aiguilles. Cela nous
occupera. Toi, Camille, tu feras ce que tu voudras, tu te promèneras au
soleil ou tu trouveras un emploi.
--Je trouverai un emploi, répondit le jeune homme. La vérité était
qu'une ambition bête avait seule poussé Camille au départ. Il voulait
être employé dans une grande administration; il rougissait de plaisir,
lorsqu'il se voyait en rêve au milieu d'un vaste bureau, avec des
manches de lustrine, la plume sur l'oreille.
Thérèse ne fut pas consultée; elle avait toujours montré une telle
obéissance passive que sa tante
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