Thérèse Raquin | Page 4

Emile Zola
de la Seine avec sa cousine Thérèse.
Thérèse allait avoir dix-huit ans. Un jour, seize années auparavant,
lorsque Mme Raquin était encore mercière, son frère, le capitaine
Degans, lui apporta une petite fille dans ses bras. Il arrivait d'Algérie.
--Voici une enfant dont tu es la tante, lui dit-il avec un sourire. Sa mère
est morte... Moi, je ne sais qu'en faire. Je te la donne.
La mercière prit l'enfant, lui sourit, baisa ses joues roses. Degans resta
huit jours à Vernon. Sa soeur l'interrogea à peine sur cette fille qu'il lui
donnait. Elle sut vaguement que la chère petite était née à Oran et

qu'elle avait pour mère une femme indigène d'une grande beauté. Le
capitaine, une heure avant son départ, lui remit un acte de naissance
dans lequel Thérèse, reconnue par lui, portait son nom. Il partit et on ne
le revit plus; quelques années plus tard, il se fit tuer en Afrique.
Thérèse grandit, couchée dans le même lit que Camille, sous les tièdes
tendresses de sa tante. Elle était d'une santé de fer, et elle fut soignée
comme une enfant chétive, partageant les médicaments que prenait son
cousin, tenue dans l'air chaud de la chambre occupée par le petit
malade. Pendant des heures, elle restait accroupie devant le feu, pensive,
regardant les flammes en face, sans baisser les paupières. Cette vie
forcée de convalescente la replia sur elle-même; elle prit l'habitude de
parler à voix basse, de marcher sans faire de bruit, de rester muette et
immobile sur une chaise, les yeux ouverts et vides de regards. Et
lorsqu'elle levait un bras, lorsqu'elle avançait un pied, on sentait en elle
des souplesses félines, des muscles courts et puissants, toute une
énergie, toute une passion qui dormaient dans sa chair assoupie. Un
jour, son cousin était tombé, pris de faiblesse; elle l'avait soulevé et
transporté, d'un geste brusque, et ce déploiement de force avait mis de
larges plaques ardentes sur son visage. La vie cloîtrée qu'elle menait, le
régime débilitant auquel elle était soumise ne purent affaiblir son corps
maigre et robuste; sa face prit seulement des teintes pâles, légèrement
jaunâtres, et elle devint presque laide à l'ombre. Parfois, elle allait à la
fenêtre, elle contemplait les maisons d'en face sur lesquelles le soleil
jetait des nappes dorées.
Lorsque Mme Raquin vendit son fonds et qu'elle se retira dans la petite
maison du bord de l'eau, Thérèse eut de secrets tressaillements de joie.
Sa tante lui avait répété si souvent: "Ne fais pas de bruit, reste
tranquille", qu'elle tenait soigneusement cachées, au fond d'elle, toutes
les fougues de sa nature. Elle possédait un sang-froid suprême, une
apparente tranquillité qui cachait des emportements terribles. Elle se
croyait toujours dans la chambre de son cousin, auprès d'un enfant
moribond; elle avait des mouvements adoucis, des silences, des
placidités, des paroles bégayées de vieille femme. Quand elle vit le
jardin, la rivière blanche, les vastes coteaux verts qui montaient à
l'horizon, il lui prit une envie sauvage de courir et de crier; elle sentit
son coeur qui frappait à grands coups dans sa poitrine; mais pas un
muscle de son visage ne bougea, elle se contenta de sourire lorsque sa

tante lui demanda si cette nouvelle demeure lui plaisait.
Alors la vie devint meilleure pour elle. Elle garda ses allures souples, sa
physionomie calme et indifférente, elle resta l'enfant élevée dans le lit
d'un malade; mais elle vécut intérieurement une existence brûlante et
emportée. Quand elle était seule, dans l'herbe, au bord de l'eau, elle se
couchait à plat ventre comme une bête, les yeux noirs et agrandis, le
corps tordu, près de bondir. Et elle restait là, pendant des heures, ne
pensant à rien, mordue par le soleil, heureuse d'enfoncer ses doigts dans
la terre. Elle faisait des rêves fous; elle regardait avec défi la rivière qui
grondait, elle s'imaginait que l'eau allait se jeter sur elle et l'attaquer;
alors elle se roidissait, elle se préparait à la défense, elle se questionnait
avec colère pour savoir comment elle pourrait vaincre les flots.
Le soir, Thérèse, apaisée et silencieuse, cousait auprès de sa tante; son
visage semblait sommeiller dans la lueur qui glissait mollement de
l'abat-jour de la lampe. Camille, affaissé au fond d'un fauteuil, songeait
à ses additions. Une parole, dite à voix basse, troublait seule par
moments la paix de cet intérieur endormi.
Mme Raquin regardait ses enfants avec une bonté sereine. Elle avait
résolu de les marier ensemble. Elle traitait toujours son fils en
moribond; elle tremblait lorsqu'elle venait à songer qu'elle mourrait un
jour et qu'elle le laisserait seul et souffrant. Alors elle comptait sur
Thérèse, elle se disait que la jeune fille serait une garde vigilante auprès
de Camille. Sa nièce, avec ses airs tranquilles, ses dévouements muets,
lui inspirait une confiance sans bornes. Elle l'avait vue
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